La rivière coulait noire, 2020-2022
Mes grands-parents se sont installés dans le bassin minier des Asturies, en Espagne, dans les années 1950. Une époque où l’exploitation du charbon était le moteur du développement économique de la région.
Mon père a grandi dans ces vallées étroites entourées de montagnes, où la rivière coulait noire et où le son de la sirène annonçait la descente des ouvriers dans les profondeurs de la terre.
A partir de 1985 a commencé un grand cycle de grèves générales destinées à empêcher la désertification industrielle des bassins miniers. Malgré ce mouvement, l’entrée de l’Espagne dans la Communauté Économique Européenne a déclenché le compte à rebours de la fermeture définitive des mines. En 2023, celle de San Nicolás cessera son activité, scellant la fin de l’histoire du charbon en Espagne.
Ce déclin a marqué le paysage et la population. Les tours minières rouillées se dressent encore tandis que la nature reprend possession de l’espace. Dans les villages, des centaines de maisons et de commerces ont fermé leurs volets. Les jeunes partent faute de perspectives d’emploi et ceux qui restent se souviennent avec nostalgie des années où la région attirait des travailleurs de toute l’Espagne et où une forte vie associative s’épanouissait.
Née à Madrid, loin de ces terres du nord chargées du symbolisme de la lutte ouvrière, j’ai voulu revenir sur les lieux de naissance de ma famille paternelle, pour photographier la fin d’une époque et recueillir les récits des derniers mineurs.
Aujourd’hui, la rivière coule propre et pourtant, chaque jour, il y a moins de monde pour l’admirer.
À l’âge de 9 ans, la vie de Thais Mellado a pris un tournant décisif. Son père, qu’elle adorait, perdit la vie dans la mine, écrasé sous un rocher. Aux côtés de sa sœur aînée, elle grandit dans une précarité absolue, pendant que sa mère s’épuisait à travailler sans relâche en tant que femme de ménage. Le déclin de l’industrie et la rareté des offres d’emploi dans les bassins houillers asturiens créaient une situation de plus en plus difficile.
Face à ce panorama, lorsque l’entreprise minière Hunosa lui offrit un emploi sous la condition de préférence absolue, donnant la priorité aux enfants de mineurs décédés dans des accidents du travail, elle n’hésita pas à saisir cette opportunité. Aujourd’hui, avec plus de 15 ans de dévouement à la mine, Thais est fièrement à la tête de son équipe à San Nicolás, se démarquant comme l’une des courageuses femmes qui résistent dans cet univers essentiellement masculin.
Artemio Fernández est né dans un petit village de la vallée de Turón en plein milieu de la guerre civile espagnole. Il a grandi dans la pauvreté et les privations de l’après-guerre. Faute de ressources financières, il n’a pas pu terminer ses études et a commencé à travailler dans la mine de montagne de San Víctor. À cette époque, il n’y avait ni uniforme de travail ni douches sur les lieux. Artemio se souvient comment il courait en descendant la montagne à la fin de sa journée de travail, avec ses vêtements trempés de sueur, et se baignait ensuite avec un seau d’eau froide en rentrant chez lui.
Après sa retraite, il a décidé de consacrer les années qui lui restaient à sa grande passion : chanter. Il a rejoint le Chœur Minier de Turón et, maintenant octogénaire, il parcourt le monde avec un groupe d’anciens mineurs, vêtus de leurs casques et de leurs tenues de travail, en entonnant les chants de la mine et en gagnant ainsi le surnom de gardiens de l’histoire minière. Sa voix devient un témoignage vivant du passé, préservant l’héritage et la mémoire de l’industrie minière qui les a si profondément marqués.
Manuel Cadenas devint mineur à seulement 16 ans. La vie l’obligea à courir rapidement car il avait déjà été réfugié de guerre à Paris et orphelin. Sans mère et avec un père malade, la mine dure, sombre et mortelle fut, paradoxalement, son salut. Il commença comme « guaje », aide-mineur, dans la mine de montagne San Víctor, dans la vallée de Turón. Neuf heures par jour et sept jours par semaine.
Les accidents étaient si fréquents qu’ils inspirèrent Manuel, qui allia son poste de mineur à des études d’infirmier pendant une décennie. Ensuite, il travailla à l’hôpital de l’entreprise jusqu’à sa retraite 40 ans plus tard. Aujourd’hui, à 98 ans, il vit à la résidence pour personnes âgées de Montepio, à Felechosa, un lieu conçu pour que les anciens mineurs du charbon puissent passer leurs derniers jours entourés de montagnes où, il y a deux siècles, a débuté l’activité minière en Espagne.
Maricusa Argüelles fut une résistante durant la dictature franquiste en Espagne. Aux côtés de son mari, syndicaliste minier, ils se sont battus pour les droits de tous, des travailleurs et de la population en général, notamment dans les quartiers miniers, où de nombreuses familles dépendaient totalement de la mine. Maricusa, avec d’autres femmes, organisaient des réunions clandestines, qu’elles déguisaient en goûters, mais où en réalité elles préparaient les grèves et les manifestations. Elles imprimaient des tracts pour les distribuer et mobiliser la population.
Parmi leurs réussites les plus remarquables, elles ont réussi à faire pression sur l’entreprise et l’État pour amener l’eau et l’électricité dans le village ouvrier de Barredos. De plus, elles ont participé à la grande grève de 1962, qui, avec la solidarité de toute la région, a mis en difficulté la dictature. Pendant de nombreuses années, la lutte des femmes a été ignorée et réduite au silence. Cependant, sans elles, ces réussites n’auraient pas été possibles. Aujourd’hui, avec son mari décédé et la quasi-fermeture des mines, Maricusa continue à se battre, mais désormais du côté du féminisme.