La Ritournelle, 2015
La ritournelle, c’est un homme, une femme, et leur territoire amoureux, social et professionnel, bouleversés par un changement de lieu (le couple a quitté une grande ville pour s’installer à la campagne) et la naissance d’un enfant. Nolwenn Brod leur rend visite régulièrement depuis plus de deux ans. Elle observe, sans vraiment en rendre compte mais plutôt en rendant palpables les tensions, les variations des sentiments, des paysages, des saisons. L’homme, l’animal, le végétal et le minéral se confondent et se répondent. Dans son appréhension des devenirs des êtres et des choses, Nolwenn Brod explore et se saisit de territoires intermédiaires, évoquant des mouvements de résistance, des rythmes, des pulsions. Ses photographies tout en convoquant des sensations presque tactiles, effleurements ou étreintes, propagent des émotions ambivalentes.
Ses images sont autant d’oxymores : coïncidences de l’exultation et de l’animosité, de l’animalité et du spirituel, de la douceur et de la blessure, de la retenue et de l’impudeur. Ainsi résonne la ritournelle, petite musique entêtante, va-et-vient incessant, chant circulaire.
— Caroline Bénichou
De l’extérieur du bois, je regarde s’extraire l’étrange nuage du châtaignier – un souffle d’air jaune se détourne de mes yeux : son dos voûté pourtant s’élève. Il suffit de peu – une respiration, un tremblement de main – et la tension s’inverse. En poussières, regarde ce qui reste au pied de l’arbre : cela finit de voler – l’air cesse de porter. Parfois se trace un visage incertain. Le profil droit s’effondre comme creusé. Blessure, face béante. Afin de célébrer son manque, elle expose quelques semaines son maintien lumineux. Souviens-toi, la couleur se fragmente, figure d’autres corps. À la fin d’un jour terne, le jaune cassé des fleurs me rappelle l’haleine d’une fenêtre. Sa lampe projette au dehors une zone claire – la nuit alors un mur percé.
Un ciel de nuit inversé, une peau animale – le flanc constellé de mouches. « Tout est aussi lointain que les étoiles. » Je me souviens, enfant, comme j’aimais relier les points éparpillés sur la page. À mesure du trait, selon un ordre contraint, se révélait une figure qui la hantait. Rien ici ou combien d’images possibles s’envolent par grand bruit. Donc, des mouches attirées par la poussière et la chaleur. Un mouvement brusque, l’approche du veau ou la venue de la nuit et s’allège la surface blanche – des brindilles griffent le poil. Enfin j’imagine une page : les lettres restantes dispersées par l’effacement sont devenues toutes identiques, lisibles uniquement par leur disposition dans l’espace ?
La virgule à l’envers sous la gorge attend d’être dite. Trouve son endroit – comme chaque mot – lorsqu’elle touche la langue. Puis retourne, modifiée par ta salive, en surface de peau. Le vent ne s’arrête pas aux murs, aux herbes dehors qu’il abaisse. Je pense à la fin de tes rêves, aux ratures qu’elle laisse au fond des yeux – à moins d’une esquisse déjà des nuits suivantes. Je retrouve un visage et des heures nous restons à nous regarder avec le bruissement des feuilles. Nous vieillissons. Certaines fois si la brume n’a pas bougé, je poursuis ton portrait : ton torse, je veux dire un champ aux nuances de terre pâle et d’ombres ici épaisses, là d’un gris faible. « Les vies anciennes nous effleurent. » Une courbure à peine : s’incline ton épaule à l’expiration de l’air – la peau s’habitue comme chaque jour au jour puis abandonne la nudité. S’habille d’une identité de pierre. Un buste, le tien, lorsque tu viens en lisière des bois, redécouvre sa douceur.
Cette roche est un point. S’arrête ici le mouvement de la phrase. Durant la nuit j’ai cru pouvoir lire les traces des lichens et les branches cassées – non, des lignes sans mots, non, pas même des lignes ni taches d’encre. Elle demeure dans sa lumière – la même que ta peau – elle demeure dans sa lumière de langue étrangère. Une stèle sans mémoire. Entre les arbres et le chemin, de quelles ombres est-elle point de passage ? Ainsi pèse le silence rugueux alors que s’incurve l’œil pour faire place à la roche au point de la pupille. Autour, les veines terreuses rejoignent celles de l’iris.
C’est en se retournant à la fin de son règne, couleurs éteintes que le paon livre ses yeux – et nous regarde-t-il, trompeur, plumes repliées au plus proche du corps ? Retiré en sa solitude se recouvre le paon de regards extravagants – s’absente pour sauver les apparences, retrouve sans doute, tête baissée, l’austérité du sol : le soir, ses débris et sa fraîcheur de terre battue. Aussi triste qu’une tombe ornée par le visage dérisoire du défunt souriant. Ceux qui viennent le voir se désolent. Non, au dos du paon, il y a d’autres images. Est-ce leur poids qui le fait plier comme cela ou la tendresse de l’union ? Il abandonne son corps parmi les poussières pour la persistance des fleurs ou d’un torse. Il rejoint les silences favorables aux caresses. « Au dos de son image ».
Mais tire-moi des songes à moins que ta main y prenne part. Mon œil s’étend – sa courbe se poursuit en d’autres rides, mouvements brouillons de la tempe qui résiste à la conscience des heures – à la force de ta paume. Visage tiré par ta main : la ligne des cils comme une incise de la peau ; les yeux une plaie à protéger. A ton poignet s’évade une boucle – et son ombre – à ton poignet s’évade une boucle de mes cheveux. La douceur de l’ovale – l’ellipse du visage – la douleur de l’éveil sous la pression de tes doigts. Puis continue de flotter le résidu des songes à l’envers des paupières, comme lumière affaiblie. La main du sommeil me retient avant de tomber vers le jour. « Je n’entends pas encore ta voix » mais la fenêtre de la chambre à l’instant s’est ouverte. Laissons deux phrases lentement finir de se délacer.
Le nuage s’étire de lui-même, se recourbe puis d’un désir vertical s’affine ; enfin se pulvérise et d’un effleurement humide pénètre la peau avivée de fatigue. Comment reprendre – tu parlais de « saisir » la vue ? Ou quels mots se trouvent par ces gouttes, dans l’ombre du bois, quels mots déplient une ligne qui convienne à ce lieu et n’évoque d’autres ? Se dissipe la phrase avec la brume. Cela serait beau. Au contraire elle s’inscrit à l’écart du cadre. Peut-être même la dissimule à son tour. La levée du voile ne fut prologue à ces mots. Seulement j’aimerais traverser une zone où se créent, illusoires, des territoires intermédiaires – une zone diffuse à l’écoute de solitudes vaporeuses.
Puis la peau se reprend, nie sa transparence passagère quand une goutte de lait, que les lèvres de l’enfant laissèrent, tient juste sous la pointe du sein – et s’oppose ou lui répond, sous le téton également, une autre goutte d’ombre. Au versant inverse un léger effacement des pigments par excès de lumière. Si le téton violacé résiste au passage du doigt, non la goutte ainsi essuyée. Des taches brunes ponctuent le sein – comme si résonnait, de proche en proche s’amenuisant, l’aréole. S’éveille ici notre attention à la porosité des matières – aux parfaites affinités des surfaces mates que l’on ne cesse, en vain, d’effeuiller – aux motifs de la vue en échos. Naïfs signes des traversées minimes – aussi des imaginaires en errance.
De la tendresse, pour chaque geste. Souvent les mots ne suivent pas le regard. Notre phrase infinie en tête se tait, s’embourbe, divague pour dire ce qui nous tient là, avec l’image. Pourtant je respire mieux, une consolation se murmure, s’approche. On peut s’écarter un peu, elle s’insinue, nous enserre de sa chaleur ; on sent un temps sa présence amicale sans pouvoir dire quel est son poids. Elle porte la phrase plus loin pour s’acheminer au fond des yeux – vague mémoire qui nous oriente, qu’on oublie – et se dissoudre en nous. Elle se glisse à mon oreille, sous la nuque. De sa lumière – de son bref instant de lumière – elle révèle les ombres de la page. À travers une légère teinte laiteuse et bleutée, on voit maintenant le monde qui la déborde, qu’elle influence. De la tendresse. Elle vient de t’adresser – ou te répond-elle – à peine une phrase. Cela suffit : elle rejoint les autres lignes brisées qui se replacent chaque fois que vous regardez ensemble… planches sombres des jours, planches alignées. Avec la fatigue commencent les ondulations – les murs penchent. Dans la dérive sereine du paysage flottent à nouveau deux corps chimères liés par toutes extrémités.
Se rapprocher. Alors un visage. Alors se renverse, tombe de trois quart dans une nuit – ne s’en découvre jamais pleinement. Si l’œil à demi s’ouvre, rien ne s’apprêtait pour la vue ainsi retournée – aperçu dans un désordre serein, le paysage bascule. Le temps que les choses se démêlent – si seulement – les voici fluentes parmi les bris de lumières. A visages perdus – sans appartenance – dans le partage des courbes et lignes interrompues. L’horizon nouveau, grâce au plaisir d’enfant : le ciel en bas, la terre en haut, tandis que l’eau suit le cours de tes cheveux – imprègne chaque boucle mais avant, par billes infimes comme astres lointains, « elle brille au bord du cadre ».
Le ciel gris se désagrège. « Ainsi te rappelles-tu ». Il reste quelques feuilles blanches à tomber. Au sol sont déjà en poussière et attendent. Non, au centre de l’image, des traits de crayon blancs se détachent des bois, les devancent d’un pas, rayent le plan que les arbres, ensemble, dénudés, tissent brun sans interstices de clarté. On distingue les branches. Elles s’effacent dans la couleur commune – les feuilles blanches comme la nuée en suspens, souviens-toi. Quelle joie fébrile ne cesse de hanter ces lieux ? Herbes sèches, arbres froids. Un paysage d’hiver se tient à l’écart de mes gestes.
Or un enfant relie d’autres points, donne une autre image de l’énigme. L’émergence des mots, premiers ou suivants, accompagne le regard qui découvre les silences. Autour du visage, la maille chaude laisse passer dehors quelques mèches. Cela ne dit rien. Non qu’elles s’échappent, du moins sortent du cerne obscur. On tombe, suivant leur ligne, sur l’évidence tant de fois répétée que tout, une fois que l’on garde à vue, dépasse de son ordre. Pourquoi s’arrêter à ce détail ? Sans raison. Pour quelques inventions incertaines qui, ne serait-ce que musicalement, nous attirent. Aussi : parce que j’aime à me dire que deux trois cheveux suffisent pour écouter le murmure du monde, le sentir à portée. Une prise au vent légère, « une preuve du vent ». Aux lèvres et aux yeux, une même salive. Les reflets d’un paysage y vibrent.
Attiré par la chaleur, un veau glisse la tête contre le flanc de la vache – on y revient – trouve où passer la gueule plus proche du ventre vers le pis d’où boire le lait – nuque renversée par l’euphorie de la faim. Le corps à corps oublie la saison, donne poids à nouveau, et mouvement au gris mince des jours. On croit pouvoir toucher cette peau – alors s’éloigne le paysage. Les mots également viendraient se coller à l’image, trouver où mettre les lèvres pour boire son lait, travailler ainsi leur densité. Les yeux clos, écrire et par instinct, approcher sa langue d’une source, belle utopie : écrire comme un veau tette.
Le désert d’un paysage, feuilles tombées depuis longtemps. Une matinée froide au ciel blanc. La prairie terne, délimitée par une ligne courbe, contraste légèrement avec – et atténue – le vert à peine plus franc des herbes qui précèdent. Cela s’éloigne, penses-tu, des sapins, centre de l’image, zone noire. L’île des morts – des images qui nous font voir : un cœur sombre et confus. D’ici viennent le soir les animaux, dissimulés le reste du temps, se nourrir de la fraîcheur, de l’humidité se déposant – des animaux, rien d’autre, qu’on nomme silhouettes puisque nous devinons les froissements et peut-être – sous lune vive – l’obscurité plus dense de leur corps. Si elles traînent le matin, comme fragments de rêves, elles participent à la venue lente des couleurs – or ce fut sans doute une nuit sans rêve qui alors, sans mouvement, ne sut apaiser.
Enfin ce paysage prendrait couleur chair – le buisson – devient rose par le froid saisissant. Alors sans aucune feuille, on voit mieux l’impatience des branches – comme cela, et de nouveau, repartira.