L’Usure du Monde, 2005
Hommage à Nicolas Bouvier
On croit qu’on va lire L’Usage du Monde, et bientôt c’est L’Usage du Monde qui vous lie. Ça commence comme ça : dans un premier temps vous ne pouvez plus rien lire d’autre, passe encore… mais bientôt vous ne pouvez plus rien lire du tout. Il y a chez Bouvier cette manière d’essorer chaque instant de bonheur jusqu’à la dernière goutte essentielle, et de conserver ce distillat dans les fioles de sa mémoire pour y puiser sa survie chaque fois que le bonheur n’a plus voulu être au rendez-vous… et vous, à cette aune-là, vous percevez si violemment la catastrophe centrale que cela a dû représenter pour Nicolas Bouvier, d’avoir figé cette route dans une telle parcimonie de mots si faits les uns pour les autres, qu’il vous est devenu intolérable de n’être pas lui, au temps et au lieu qu’il dit.
Nous avions ce livre à exorciser, à rouvrir, à accepter à nouveau pour qu’il redevienne un compagnon de route et de vie – c’est-à-dire raconter comment il est possible aujourd’hui, pour paraphraser Nicolas, de se « défaire » de L’Usage du Monde.
D’autres que nous face au même obstacle ont eu la chance de pouvoir régler la question en tête-à-tête avec lui. Ce n’est pas notre cas. Nicolas Bouvier est décédé en 1998. A cette époque L’Usage ne nous avait pas encore complètement paralysés. Des années plus tard lorsqu’il est devenu urgent de décharger ce faix-là, tout ce dont nous avons été capables, Nicolas absent, fut un départ en voyage.