L’explication, la paix, l’oubli, 2015
Lise Sarfati m’apprit à photographier lentement. Nicolas Bouvier à voyager lentement. Avec eux j’ai découvert la liberté de la rigueur, la souveraineté de l’obsession et la concision du geste.
Le voyage m’avait toujours paru explicable : suivre un méandre nomade dans le cours sédentaire des choses, d’autres lieux, d’autres gens, un vertige puis retour. J’y ajoutai l’ivresse de partager le quotidien de l’autre. Venu chez lui par plaisir je tâchais d’y être avec honnêteté et qu’il s’y passe quelque chose qui ne veuille pas rien dire. J’attendais de lui que son quotidien coïncide avec cette récréation de ma sédentarité que je nomme voyage.
Quant à la photographie, devenue langage d’une pensée sur le Monde, elle s’organisa selon des codes auxquels je n’ai longtemps dérogé qu’à reculons : frontalité, orthogonalité, symétrie, pleine profondeur de champ, lumière naturelle, un petit boîtier télémétrique, un seul objectif trente-cinq millimètres, ne photographiant l’humain qu’après un long moment de vie commune, en pose lente, au trépied, à une distance me permettant de l’inscrire dans son espace familier, mêlant aux portraits des images de détails ordinaires…
Début 2013 je partis vers Gatlang, dans le district de Rasuwa. Je ne connaissais pas ce village. Un ami m’en avait raconté les paysages, les saisons, les maisons aux toits de planches, les fenêtres joliment ouvragées, le lac sacré, la fromagerie, les affaires humaines, l’activité dans les avant-cours, les mariages et les funérailles, le fil des jours… J’étais parti voir.
Là-bas je fus confronté à l’intuition que mon dispositif était en train de se distendre, tant au plan du voyage qu’au plan de la photographie. Quelques mois plus tard, de retour à Gatlang pour visiter mes amis, troublé par ce sentiment et souhaitant si possible le dépasser, je m’efforçai de désacraliser ces codes et, plutôt que de voyager, de vivre. J’avais un petit appareil inhabituel, spontané, pauvre, imprécis, et quelques jours devant moi. Je fis peu d’images mais les fis sans contrainte ni formalisme. Mon rapport au pays, l’appareil entre nous, changea. Abdiquant protocole et démarche, photographier le Népal devint à la fois plus léger et plus dense. Le geste perdit en solennité. Il réintégra le simple et banal cours de la vie, aussi proche que possible de la marche ou de la respiration. Peut-être était-ce une question d’outil. Une fois dépassée la surprise née du changement d’appareil il se confirmera, j’espère, qu’il s’agit surtout d’une question de présence et de liberté.
Frédéric Lecloux