Étrangement Familier, 2020
« Mon univers photographique est celui de la mise en scène. A l’aide d’indices visuels, je m’attache à transformer un évènement factuel en scène artificielle capable de susciter chez le spectateur des émotions bien réelles.
C’est dans ce cadre que la série « Etrangement Familier » présente le portrait psychologique d’une Julia Pastrana contemporaine. Cette femme à barbe parmi les plus célèbres du XIXeme siècle, exploitée par son mari, exhibée sur les scènes de nombreux « freak shows », reste dans l’histoire comme étant « la femme la plus laide du monde ».
Ce projet trouve ses prémices dans une expérience personnelle : la paralysie de Bell que j’ai momentanément subie – une paralysie du nerf qui alimente les muscles faciaux, donnant ainsi l’impression que le visage s’affaisse d’un côté. Entrainé par le flot de nouvelles sensations et réflexions, mon esprit a débordé le cadre subjectif et provisoire de cet épisode personnel pour explorer les frontières de ce que la société considère comme une apparence « déviante » ou « défaillante ». Je me suis intéressée aux réactions que cet écart à la norme peut engendrer : attraction, répulsion, isolement, solitude… et sentiment d’ « inquiétante étrangeté » – concept freudien qui définit l’expérience d’un sinistre état de conflit entre le familier et l’étranger, ouvrant la voie à la perturbation psychique.
Cette expérience m’a conduite à interroger l’évolution de ces comportements humains au fil des siècles, à étudier les situations d’ injustice provoquées par des préjugés et des stéréotypes identitaires, sociaux, psychologiques, ou anthropologiques, et finalement à me pencher sur la douloureuse histoire de Julia Pastrana. L’idée de projeter mon propre autoportrait psychologique sur son cas – qui m’était à la fois étranger et familier – m’est alors apparue comme le moyen de représenter le malaise si particulier que j’ai pu ressentir lors de mes interactions avec autrui dans une société contemporaine qui reste très discriminante. Un sentiment dérangeant – puisqu’il touche à la notion de dignité – que j’ai pu éprouver non seulement avec des inconnus mais aussi au sein de ma propre famille.
L’image de la série représentant des corps amorphes marqués d’un numéro est révélatrice de la démarche initiée dans « Etrangement Familier ». Elle m’a été inspirée par une scène vécue dans un bus bondé : tout au long du trajet se posaient sur moi de multiples et incessants regards, systématiquement dégoutés par l’étrange asymétrie de mon visage. Cible d’un voyeurisme primaire me rappelant les peepshows, je me suis sentie exhibée sur une scène publique. Cette expérience troublante cristallise le moment précis où j’ai entrevu la possibilité d’une narration photographique qui combinerait de façon métaphorique les mouvements de ma propre psyché et le corps de Julia Pastrana – notamment en faisant porter à des modèles un masque en silicone avec mes traits et sa barbe – pour faire résonner de façon plus universelle et profonde son histoire personnelle et ainsi lui rendre justice.
Respecter autrui implique de prendre du recul par rapport à ses besoins primitifs et ses tendances bestiales. Si la condition humaine est à la fois individuelle et collective, si elle se vit en co-présence et en dépendance par rapport aux autres, je commence à penser que si un défaut ou une défaillance physique suscite la discrimination et l’isolement, il peut également permettre à ceux qui en sont les cibles de développer une attention particulière, un regard critique, sur la prétendue normalité d’individus qui seraient, au fond, également porteurs de monstruosités, mais d’un autre type. »
– Guia Besana