Epiphanies du quotidien, 2017
Comme s’il n’y avait pas encore assez de réalité, de cette abominable réalité…
Henri Michaux
Cela fait vingt ans maintenant. Pourquoi y revenir sans cesse ? La question n’est pas facile. On me la pose souvent. Parfois elle traîne entre mes pas et je me prends les pieds dedans. Pour réponse, des amorces de discours où il est question de la jeunesse, de son énergie un peu navrée, de sa résignation souriante, mais rien de probant. Du désordre. Mais si je retenais un instant ce mot de « désordre » et l’interrogeais, je remarquerais certaine adéquation entre mon désordre et le désordre gouvernant ces villes et ces villages et ce territoire tout entier. Ce territoire qui ne connaît pas le vide, où les rares arpents laissés vierges par la frénésie séculière ont été dressés de stèles – et qui me tranquillise.
Descendant de l’aéroport à chaque retour, dans le taxi, chahuté dans la confiture de trafic, le vacarme, la conduite inepte, l’azote et les nitrates, je me coule simplement dans un monde où j’étais déjà là, bercé dans l’ombre de son chaos. Un monde où je me sens reconnu. Un regard, un chien, des guenilles de mur, un lavoir, une coccinelle sur la vitre à demi baissée de l’automobile, une boucherie sur le trottoir, la convulsion d’un bus, la brûlure du thé… Je les reçois tels des dictames. La mort, la violence, la fièvre, l’air bruinant de poussière et de métaux, la surcharge de l’espace : rien ne m’offense. La question du temps enfin a reçu une explication cyclique, se trouvant ainsi épuisée de façon radicale, et d’un repos ! Je suis au bon endroit. Un endroit qui cherche son équilibre entre ordre et désordre, entre fiction et réalité. Là-dessus, en s’attardant sur ce qui est caché dans la pénombre, juste à côté des faits, ou en dessous, ou derrière, où dieu sait où dans leurs parages, dans l’abandon à leurs lueurs les plus ténues, il y aurait moyen d’agréger un début de réponse à cette question : « pourquoi le Népal ? »
Frédéric Lecloux