Dans le creux, 2022-2023
Ils patientent sur une place, comme tous les jours, pour recevoir le colis d’aide alimentaire offert par une association. Il y a des familles, des hommes et des femmes seuls, des personnes âgées, des étudiants. Avec les conséquences économiques de la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, ils sont plus nombreux qu’avant.
La faim dans les pays du sud, qui se reflète dans les photographies d’enfants au ventre gonflé, de mères trop maigres pour pouvoir allaiter leurs enfants, n’existe pas en France. Ici, elle est discrète, agissant “en secret, presque sans trace apparente”, comme le décrit le médecin et géographe Josué de Castro. On la retrouve dans les services sociaux, lors d’opérations de promotion alimentaire ou lorsque des agents de sécurité interviennent à la sortie du supermarché.
Les chiffres alarmants révèlent l’ampleur du problème de la précarité alimentaire en France. Selon les données les plus récentes, plus de 8,8 millions de personnes vivent dans la pauvreté, confrontées à des difficultés quotidiennes pour se nourrir convenablement. Parmi elles, près de 2,3 millions survivent avec un revenu mensuel maximal de 672 euros, ce qui les expose à des choix difficiles entre payer les factures et se procurer des denrées alimentaires de base. Ces statistiques nous rappellent que même dans l’un des principaux pays producteurs agricoles mondiaux, près de trois millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 2022. Au-delà des statistiques, le phénomène est peu visible.
Après avoir couvert plus de 20 crises alimentaires dans le monde pour la presse et les ONG, j’ai entamé en 2019 un travail documentaire approfondi sur la faim. J’ai complété le premier chapitre de ce projet au Guatemala et je développe désormais le deuxième chapitre en France depuis 2022. Mon travail a débuté dans la région Île-de-France, et je souhaite maintenant poursuivre cette série dans le reste de la France. Mon objectif est de documenter non seulement la situation des familles touchées par la précarité alimentaire, mais également les initiatives mises en place par la société pour lutter contre cette problématique.
Cette série sera composée de photographies accompagnées de courts textes qui décriront les réalités vécues par les personnes touchées par la précarité alimentaire. Je chercherai à mettre en évidence la voie de ces individus, leur parcours et leurs aspirations, tout en préservant leur dignité.
Je souhaite par ce témoignage rendre visibles et concrètes les conditions de vie d’une partie de nos concitoyens. Que des visages se substituent aux statistiques afin d’apporter au public des éléments de sensibilisation et de compréhension.
Nagbe Ballo, une femme ivoirienne de 67 ans, vit depuis trois ans dans une petite chambre d’un hôtel social du quartier Simplon-Poissonniers à Paris. Confrontée à de graves problèmes de santé et sans ressources financières, sa survie dépend entièrement des organisations caritatives. Chaque mois, elle se rend au centre de Secour Populaire à la recherche de denrées alimentaires, dont beaucoup sont récupérées auprès de supermarchés voisins juste avant leur date de péremption.
De retour à l’hôtel, Nagbe garde ses provisions sous le lit. Bien que l’établissement ne dispose pas d’une cuisine commune et que les règles interdisent de cuisiner dans les chambres, elle garde un cuiseur à riz comme un trésor clandestin pour préparer ses repas quotidiens. Malgré la précarité et le danger constant d’incendie, les hôtels sociaux ne proposent pas d’alternative plus sûre et digne pour ceux qui considèrent ces lieux comme leur foyer.
Jean-Pierre Richard, âgé de 72 ans, a passé sa vie à balayer les rues de Paris en tant qu’employé municipal. À la fin de sa journée de travail, il croisait chaque jour les interminables files de personnes qui attendaient devant le camion de Restos du Cœur. Jamais il n’aurait imaginé se retrouver dans une situation similaire. Après sa retraite, sa femme l’a quitté, le laissant seul à gérer les dépenses avec une maigre pension qui peine à couvrir ses besoins mensuels.
La pandémie et la hausse des prix des aliments ont encore aggravé sa situation financière déjà précaire. Depuis trois ans maintenant, Jean-Pierre se rend chaque jour à la Porte de Villette pour obtenir un repas chaud distribué gratuitement par des associations caritatives.
Morgane Dayma, une jeune de 19 ans originaire de Montpellier, est venue à Paris pour étudier la sociologie à l’université. Elle a rapidement été confrontée aux coûts élevés de la vie et du logement dans la capitale. La précarité l’a frappée, la poussant à sauter des repas et à chercher des moyens ingénieux d’obtenir des aliments proches de la date de péremption via des applications. La logistique complexe pour combiner la recherche de nourriture avec les horaires des cours est devenue un véritable défi.
Toutefois, tout a changé lorsque, grâce à une amie, elle a découvert Linkee, une association offrant des paniers alimentaires aux étudiants universitaires. Initialement bénéficiaire, Morgane n’a pas tardé à devenir volontaire, consacrant ses soirées à aider d’autres jeunes confrontés à des situations similaires.