Zoonose, 2022
C’est un monde dystopique, un monde de machines, d’humains déguisés en cosmonautes. Un monde où les gens meurent sans voir leurs proches, sans toucher une main, sans apercevoir un visage. Un monde où les soins sont dispensés par une cohorte de masques, de vêtements artificiels, de visières en plastique, de gants, de membres enveloppés de matière synthétique. C’est une armée dont les soldats s’équipent les uns les autres, comme des chevaliers, leurs armures étant trop compliquées pour être enfilées sans aide. Pas un centimètre carré de peau ne doit échapper à cette couverture vitale, la moindre ouverture est synonyme de danger. L’ennemi est partout, il est dans les corps disséminés sur le champ de bataille, nus, vulnérables et sans défense, encerclés par des machines qui respirent à leur place et veillent sur leurs derniers instants ou leur laborieux retour à un semblant de vie. Combien d’entre eux en sortiront guéris ? Combien seront conduits du service à la tombe, enveloppés de plastique, le cercueil scellé sans que la famille puisse contempler une dernière fois leur visage ?
Le visage d’un mort parle, il y a toujours un moment où il devient clair et paisible, puis où il se fige et se solidifie parce que le temps est venu de rassembler en nous tout ce qu’il a été.
Une leçon de vie que les enfants d’autrefois apprenaient tôt. La salle était envahie d’amis et de fleurs. D’un enterrement à l’autre, ils apprenaient à prendre l’expression appropriée, à marcher avec la solennité requise, à se tenir dignement. Ici, les limousines grises ou noires attendent en bas, interminablement, les coffres ouverts. Les étrangers qui en sortent se déguisent eux aussi, ils glissent leurs chaussures cirées dans des housses en plastique, mettent des gants et des masques, s’aspergent, se mettent au travail comme une deuxième armée qui prendrait la suite de la première.
L’épuisement fait place à la peur.Ils savent quand ils vont entrer. Ils ne savent pas quand ils sortiront. Les heures sont longues, la nuit et le jour se confondent, ils tiennent le plus longtemps possible sans boire, sans se soulager, tant l’armure est compliquée à enlever. A chaque étape, ils doivent se débarrasser de leur peau synthétique, comme un serpent, et la remplacer par une autre, aseptisée. Ce faisant, un peu d’air effleure la surface tachée de sueur de la vraie peau, mais les muscles, au lieu de se détendre, se tendent, sur le qui-vive. La ligne de front est incertaine, les chiffres montent et descendent, certains meurent vieux et malades, mais d’autres meurent jeunes, il n’y a pas de logique, tout le monde est impliqué.
D’où les regards intenses, les mouvements combinés, le partage frénétique des forces restantes. Ils sont l’armée des soins. Les porteurs d’aide. Abandonner serait déserter. Même épuisés, ils continuent. Même malades, ils reviennent. La société a été divisée en deux. Ceux qui sont assignés à la maison, à l’isolement forcé, en attendant que la maladie passe. Et ceux qui sont assignés à l’hôpital, qui s’unissent dans le combat, incapables de dire la couleur du ciel. Une arène fermée. Les seules fois où ils s’en échappent, c’est de façon fugace. Aux toilettes, pour se regarder dans le miroir. Dans le couloir, où se trouve un bataillon de nettoyeurs, eux aussi équipés. Dans un espace bétonné entre les portes, aussi gris qu’une cour de prison. Assis par terre, sans enlever leur masque, sans un mot : ils sont trop fatigués, trop angoissés. Lesquels voient encore leurs enfants, leurs conjoints, leurs proches ? Lesquels se souviennent de la vie qu’ils menaient avant ? Une vie où l’on nous promettait les bienfaits de l’intelligence artificielle, la disparition de la vieillesse et de la mort, une éternité fabriquée. Elle est là, notre éternité. Elle est là, dans tous les visages qui se reflètent dans les écrans. Des créatures vues de haut, dépendantes des machines. D’autres, derrière une vitre, engagés dans une surveillance constante. Toujours masqués. Toujours gantés. Est-ce ainsi que les humains vivent ? Comment ils luttent pour survivre, comment ils meurent ?
A l’extérieur de ces bunkers de soins, la population s’émerveille du silence, du ciel clair, de l’absence de voitures, de la clameur des chants d’oiseaux, de l’air qu’elle peut enfin respirer sans penser qu’elle avale du poison. Ils se font à l’idée de mourir sur une planète menacée d’extinction par le réchauffement accéléré du climat, l’inertie des gouvernements, le cynisme des puissants, l’éradication des espèces et de leur habitat. Mais mourir sous le regard de machines, entouré de personnages masqués, manipulé par des mains gantées… Mourir sans prendre congé du monde, mourir sans que le monde vous dise adieu…
Ou bien se rétablir ? Oui, il arrive que l’on guérisse. Tout le monde cherche désespérément à s’en remettre. Et si le monde changeait, finalement, grâce à ceux qui, semaine après semaine, se battent contre l’ennemi invisible ? Et si leur combativité, leur volonté de collaborer, leurs espoirs et leurs désespoirs étaient en fait le creuset d’une expérience alchimique dont les résultats explosifs se répandront bientôt, une fois le deuil dépassé ?
Et si l’enceinte de l’hôpital au moment de la pandémie s’avérait être la véritable source de la révolution ?
Caroline Lamarche