Voyages à Sétif, 1993-1999
« J’ai toujours été persuadé d’être d’ici jusqu’à un jour de mai 1993 où je me suis retrouvé en Algérie. J’étais parti là-bas avec une totale méconnaissance de ce qui s’y passait. Je voulais effectuer une traversée du pays d’est en ouest et tenter de retrouver ma famille. Mon père, avec qui j’avais rendez-vous la veille de mon départ afin qu’il me donne des renseignements, ne vint pas.
Je débarquai donc à Alger avec dans ma poche le nom du village où il était né et l’adresse de la cousine d’une amie, trop effrayée de me voir débarquer seul sans savoir où aller. Je me suis retrouvé à El Harrach, une banlieue d’Alger d’où, tous les jours, je prenais le train pour me rendre en ville, soudain plongé dans un monde en folie : fouilles et contrôles policiers incessants, « Ninjas » armés sillonnant Alger dans leur 4×4, bruits d’explosions et de tirs armés la nuit. Ne connaissant que le lieu de naissance de mon père, je me suis finalement retrouvé, un jour, dans un petit village de la région de Sétif, entouré de femmes en larmes, bouleversées de voir, quarante ans après le départ de mon père, son fils frapper à leur porte.
Quelques jours après cette rencontre, mon père m’a téléphoné, chez ma tante, à Sétif. Après quelques mots, je lui ai passé sa sœur, Nouara, à qui il a parlé pour la première fois depuis si longtemps. De retour en France, j’étais totalement bouleversé d’abord d’avoir retrouvé les miens, mais aussi d’avoir été confronté à cette violence que je ne pouvais m’expliquer. Durant les trois années qui ont suivi, je n’y suis pas retourné, allant jusqu’à me désintéresser de l’évolution de la situation là-bas à tel point que j’en étais venu à me demander si je n’avais pas rêvé ce voyage. C’est au cours de l’automne 1996 que mon père et moi avons décidé de retourner là-bas ensemble.
Quelques jours avant le départ, je commençai à ressentir une certaine appréhension. Étaient-ce les dires de notre famille, de nos amis qui, apprenant notre départ, essayèrent de nous dissuader de partir, nous rappelant toutes les informations alarmantes relatées par la presse, les radios ou les télés sur l’Algérie ? Étaient-ce tout simplement les nombreuses inconnues que comportait ce voyage ?
Était-ce parce que, pour la première fois, mon père et moi partirions seuls ensembles ? ou était-ce tout simplement mon imagination qui amplifiait les dangers ? Ce voyage fut l’occasion pour mon père de replonger dans son histoire mais aussi dans la mienne. Je me souviens de son malaise vis-à-vis de moi quand ses sœurs l’ont appelé par son prénom réel, Lemaouche, alors qu’il avait toujours exigé de moi et des autres que nous l’appelions Jean-Claude. Je m’aperçus que les quarante-cinq ans que mon père avait passés en France l’avaient rendu totalement amnésique. J’appris qu’il avait un frère et qu’il ne savait même pas que celui-ci était mort torturé par les français. C’est lors de ce séjour que je me suis rendu compte que mon destin était lié à l’histoire de mon père et par là même à celle de l’Algérie. Mon père m’apprit qu’à ma naissance, il était parti et que mon grand-père, ne supportant pas que sa fille soit enceinte d’un jeune Algérien, en pleine guerre d’Algérie, me retira à ma mère et me fit placer pendant plus d’une année dans un institut pour enfants illégitimes
Quelle révélation ! J’ai longtemps eu le sentiment d’avoir vécu une enfance tranquille et solitaire et soudain un petit pan de mur, celui de mon enfance, s’écroulait. Ce fut alors que ressurgirent violemment en moi quelques réminiscences du passé : mes camarades de classe au collège me surnommant Mohamed ou bien mon grand-père expliquant à mon père que je dois être français pour effectuer un voyage scolaire en Angleterre alors que mon père pensait qu’il serait bon d’attendre que je sois adulte pour choisir et moi, entre eux deux, pleurant et les suppliant de ne pas être algérien alors que je ne savais même pas ce que cela signifiait.
Lors du second voyage effectué avec mon père en novembre 1997, il donna une fête pour son retour. Ce séjour se déroula dans un contexte très particulier, il venait juste après les grands massacres de l’automne et l’atmosphère était extrêmement tendue. Je me souviens de mes cousins et cousines se disputant pour décider dans quel village aurait lieu la fête de mon père. Faisant remarquer à ma cousine que peu importait le lieu, elle me répondit : « Détrompe-toi ! C’est très important car en Algérie, les nuits sont particulièrement noires ! »
A l’aéroport, mon père se fit durement sermonner. Le douanier lui reprochait de voyager avec un passeport français et donc de ne plus rien avoir à faire en Algérie. Après cet incident, mon père n’est plus jamais retourné là-bas. Quant à moi, je dus rester 15 jours de plus en Algérie car j’étais bloqué à cause des papiers militaires. Par la suite, je décidai de continuer mon travail sur l’Algérie mais uniquement autour de ma famille. J’ai très longtemps pensé que c’était un choix délibéré de ma part d’avoir cette approche mais avec du recul je m’aperçois que le seul endroit où je me sentais en sécurité était la famille et que j’avais peur de me confronter au reste du pays comme j’avais pu le faire en 1993.
C’est Hamida, une amie algérienne que j’ai rencontrée à Paris et qui a vécu plusieurs années en Algérie qui m’a proposé de la rejoindre à Alger alors qu’elle y effectuait un séjour au cours de l’été 1999. C’était la première fois depuis six ans que je voyageais de nouveau seul dans ce pays. »
Bruno Boudjelal