Tchernobylsty, 2001
Ils habitaient autour de Tchernobyl, à l’ombre de cette centrale nucléaire qui symbolisait la maîtrise du grand peuple soviétique « sur la machine ». Beaucoup y travaillaient. On avait même construit une ville pour eux. Pripiat. 49 000 habitants à 3 kilomètres de la centrale ukrainienne et de son maudit réacteur n° 4.
Le 27 avril 1986, le lendemain de l’explosion, la ville de Pripiat a été évacuée en quelques heures. Comme dans l’ensemble des communes de la zone d’exclusion de 30 kilomètres autour de Tchernobyl, il a fallu tout abandonner. Tout était radioactif. Ne rien emporter, sinon une photo ou un bijou en cachette.
Quinze ans après la catastrophe, Tchernobyl a été définitivement fermée. Et la ville nouvelle, autrefois paradis sur terre pour des milliers d’ex-citoyens soviétiques, a un goût d’apocalypse. Entourées de barbelés, les tours « radieuses » ont les murs qui suintent et les toits qui s’écroulent. Des arbres poussent entre les dalles et soulèvent les trottoirs. Tout autour de la ville, le même spectacle de désolation. D’après la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité, certaines portions de terrain devront attendre plus de 6 000 ans pour retrouver une radioactivité normale. Et pourtant, la nature a repris le dessus sur la « machine ». Une nature d’un nouveau genre, sauvage, mais terriblement dangereuse. On ne peut plus s’allonger dans l’herbe, toucher des fleurs ou porter une brindille à la bouche. On la regarde comme un décor. Beaucoup d’anciens habitants de Pripiat vivent aujourd’hui à Kiev, dans les quartiers périphériques d’une Ukraine désormais souveraine. Ils ont été relogés quelques jours après la catastrophe. Vivant entre eux, les « Tchernobylsty » forment une sorte de ghetto, scellés par le souvenir, la maladie, la misère et la mort d’un être cher.
Guillaume Herbaut a intégré dans les images de la série Tchernobylsty le taux de radiation lors de la prise de vue. Un niveau normal de radiation se situe entre 10 et 20 microrems.
« Jadis, l’incendie ou la tempête : au répertoire des catastrophes il faut ajouter désormais l’explosion nucléaire. Rivale de ses ancêtres interprétées comme la colère des dieux, la catastrophe nucléaire a d’abord été une icône avec son champignon maléfique. Puis est venu Tchernobyl.
Et l’impossibilité de faire image de la réalité du drame, puisque la menace est invisible et infinie sur l’échelle du temps humain. Durant des années, Guillaume Herbaut s’est mis au défi de faire image de Tchernobyl. Peu de symboles ou d’allégories toutefois : remplacer l’invisible par du visible consiste avant tout à faire de la frontalité son sujet. Le face à face sera le protocole visuel capable de révéler l’ennemi invisible.
Cette frontalité dispose devant nous des rescapés, des disparus présents par leur seule photographie exhibée, des fétiches ou des spécimens. Puis des portes : emblèmes de la frontalité qui, enfin, dit ce que ce point de vue signifie à Tchernobyl. Voir les choses en face, dans le rayonnement du mal, c’est produire l’histoire des condamnés. Le condamné est le seul à pouvoir donner un visage à l’inéluctable, le condamné est un voyant privé d’horizon. Voilà ce que propose Herbaut : conjurer l’invisible par l’image des condamnés. »
– Michel Poivert – Historien de la photographie