Satka, 2023
Un voyage dans la Russie d’aujourd’hui : Durant l’été 2019 et l’hiver 2020, l’écrivain François Beaune et le photographe Bruno Boudjelal ont séjourné plusieurs semaines à Satka, cité minière au cœur de l’Oural édifiée autour de l’exploitation de la magnésite. Ensemble, ils sont partis à la découverte de ce nouveau monde.
« Qui sont aujourd’hui ses habitants ? Comment cette première colonie de mille serfs, débarqués en 1758 pour forger les armes du tsar, est devenue au fil des siècles une ville à part entière ? Avec son Palais de la Culture, sa fête de la Métallurgie, ses cités de béton qui ont petit à petit remplacé les fragiles isbas de bois.
Comment cette immense forêt de bouleaux et de pins, terre d’estive des Bachkirs, a fait une place aux hommes et aux femmes venus de l’Ouest : koulaks, ennemis du peuple, souvent d’origine ukrainienne, déportés de force au gré des différentes planifications staliniennes ?
À travers les récits de vie qui nous ont été confiés, c’est un peu de l’Histoire de cet immense empire que l’on s’est mis à entendre, avec ses motifs récurrents, ses douleurs et ses fiertés. »
François Beaune
Tous les textes ci-dessous sont extraits du récit de François Beaune, Satka, aux Editions L IRE des marges.
Svetlana
[…] Svetlana, très belle femme de cinquante ans aux yeux bleus bachkirs en amande, accompagnée d’Anastasia, sa fille de vingt ans, sont les premières personnes que le hasard, toujours séduisant, nous fait aborder.
Svetlana enseigne l’anglais et se trouve actuellement en vacances. Quand nous lui expliquons notre situation précaire d’artistes hors-sol, elle propose très gentiment de nous présenter quelques amis à elle, des habitants qui pourraient s’entretenir avec nous, et de se charger de la traduction. Tout au long de ce premier séjour, elle sera pour nous une alliée fort précieuse.[…]
« C’est mon grand-père Fiodor, nous raconte Svetlana, originaire de l’Est de l’Ukraine, qui a été forcé de venir travailler dans l’Oural. Il a d’abord été mineur en Sibérie,
à Kemerovo, dans une mine de charbon. Il avait pris ce métier pour que sa famille ait à manger après la Grande Guerre, car la famine s’était installée en Ukraine. Puis il a été déplacé dans l’Oural, dans le sovkhoze de Severni, pas loin d’Oufa, où vivaient tous ensemble des Tatars, des Bachkirs et des travailleurs forcés ukrainiens.
Nina, ma mère, est elle de mère tatare, et de père bachkir. Elle a grandi au sovkhoze, elle a adoré son enfance à la ferme. Puis elle s’est mariée à dix-huit ans avec le fils de Fiodor. Son père, de religion musulmane, a d’abord refusé qu’elle se marie avec un orthodoxe, mais quand ma mère veut quelque chose… et puis ils se connaissaient de l’enfance, il était beau, grand, les yeux bleus, de longs cils. Ma mère aussi était très belle, et comme elle était très jalouse, elle a voulu qu’ils se marient avant qu’il parte faire ses deux ans de service militaire. Ils ont officialisé leur demande de mariage, contre l’avis de leurs parents, qui l’ont appris le fait accompli.
Ils se sont mariés un 13 août, et ça leur a porté bonheur, ils sont restés ensemble quarante-trois ans. Après le mariage, ils se sont installés à Satka, ma mère est devenue aide- soignante, tandis que mon père travaillait à Magnezit. Il était spécialisé dans la pose de structures métalliques en hauteur et, selon ma mère, il travaillait dur, faisait beaucoup d’extras, gagnait pas mal d’argent, donc on avait plus les moyens que les autres. »
Larissa, Angelica, Irina
Cet après-midi d’hiver, les trois amies nous attendent autour d’une table couverte de gâteaux, au sixième étage d’une tour de béton de Zapadny qu’elles ont construite de leurs mains , juste avant la chute de l’Union soviétique.
Angelica, chez qui nous sommes, a longtemps été infirmière aux urgences de l’hôpital de Satka, au bloc opératoire. […] Larissa travaillait elle aussi dans le médical comme aide-soignante à la maison de repos, puis à l’hopital. Quand à la fin des années 80 elle réussit le concours du MJK, elle quitte sans hésitation son travail pour se former six mois en tant qui grutière. […] Irina, elle, s’occupait d’enfants avant de devenir plâtrière au chantier du MJK. C’est là qu’elle a rencontré Angelica et Larissa. Au total, six immeubles seront bâtis sur ce principe dans le quartier Zapadny. […] Le MJK était un programme social, Kvartira [appartement] qui proposait à de jeunes adultes de Satka d’avoir accès à la propriété en bâtissant eux-mêmes leur logement , encadrés par des professionnels. […]
Le marteau
Sur la colline qui domine le district central de Satka a été installée dans les années 60 une énorme statue de béton représentant la faucille, l’étoile rouge et au centre, le marteau, son manche servant de mât à l’ensemble. Ce marteau qui depuis deux siècles et demi, à Satka, Bakal, Zlatooust, Magnitogorsk, Tcheliabinsk, forge les armes des soldats à l’étoile, longtemps recrutés parmi les paysans à la faucille pour défendre l’Empire. […]
Le triomphe de la Russie est résumé en deux vers si célèbres en russe qu’ils sont devenus un proverbe :
« Ainsi, le marteau pesant, Fracassant le verre, forge l’acier. »
Pour Markowicz , ce poème est un hymne inacceptable à l’autocratie. Le verre, explique-t-il, est dans la poésie russe une référence à L’Épître sur le verre du premier grand poète russe, Mikhaïl Lomonossov, qui voyait dans ce matériau ce qu’il y a de plus précieux chez l’homme : quelque chose de fragile qui révèle la vérité, permet de voir plus loin, une création résumant notre grandeur, car le verre n’existe pas dans nature. C’est bien cette humanité de verre, dans le poème de Pouchkine, que détruit « le marteau pesant pour forger l’acier » de l’Empire. […]
Le menton
Dans le district central de la ville de Satka, la place principale, où les gens aiment à venir s’asseoir en famille et distribuer du painaux pigeons, est un monument de granit et de bronze à la gloire des soldats de la Grande Guerre patriotique, avec la flamme de l’Armée rouge toujours allumée.
Le menton du soldat de la Grande Guerre, que Bruno a photographié en gros plan, avec cette rondeur de peau tendue et lisse, semblable d’ailleurs à la statuaire fasciste et nationale-socialiste de l’époque, rappelle ainsi aux badauds leur devoir martial. […]
Deux ans après cet hiver 2020 à Satka, je découvre un reportage sur ARTE de septembre 2021, intitulé Russie : la mémoire contrariée, qui me rappelle ce menton insensible au froid, au vent, dressé quoi qu’il arrive. Dans le documentaire, le reporter Vladimir Vasak nous montre comment la Grande Guerre patriotique est aujourd’hui exaltée, tandis que le travail de mémoire sur le Goulag s’est atténué au point de devenir quasi-invisible, certains historiens ayant même été récemment emprisonnés pour leurs contributions sur le sujet. Il est allé ainsi à la rencontre de deux amis, Andréï et Ilia, qui passent tous leurs week-ends, du printemps et de l’automne, à sonder les entrailles de la terre à la recherche d’artefacts de la Grande Guerre. […]
Ecole
Nastya est professeure à l’École n°11 du quartier Zapadny. Elle donne aussi des cours d’anglais. Comme il n’y avait personne pour enseigner cette matière, elle s’est formée toute seule, et de même que notre interprète estivale Svetlana, elle nous a beaucoup aidés tout au long de notre séjour d’hiver dans notre travail de collecte de témoignages.
Nastya aime chanter. Quand elle a su qu’elle allait avoir un troisième enfant, elle n’était pas du tout prête à revivre la maternité, ne s’en sentait pas capable, l’idée lui donnait des crises de panique. Le chant lui a permis de se calmer, de souffler, de ne plus penser à rien.
« Ma grand-mère est morte il y a quatre ans, à quatre- vingt-treize ans, ici à Zapadny, nous confie-t-elle. Vous voyez la baie vitrée qui avance, là ? Eh bien, c’était chez elle. Moi, j’habite ici et ma mère juste à côté. Dans ce quartier, tout le monde se connaît, je n’aimerais pas partir d’ici.
Mon mari est originaire d’ici, lui aussi. La première fois que je l’ai vu, c’était sur la photo de classe de ma grande sœur. J’ai dit : Trop beau celui-là, on dirait Brad Pitt. Maintenant, ça fait quinze ans qu’on vit ensemble. »
Zakladka
Sur un mur, une petite annonce de travail illégal : pour devenir zakladka, allez sur le site Narko24.biz.
La Russie est un pays organisé. Contrairement à la France, il n’y a pas de points de deal au coin des rues, peut-être à cause du mauvais temps. Peut-être pas. Peut-être juste parce que la jeunesse d’ici tient les murs autrement.
La pratique la plus simple pour se procurer de la drogue est d’aller sur un site dédié, nous explique Maria, de choisir son produit et de le commander. La zakladka [consigne secrète] sera ensuite dissimulée quelque part près de chez vous par un zakladka du même nom, distributeur qui travaille pour le site, sous un buisson ou un banc, derrière un abribus. La photo de l’endroit précis est envoyée sur le téléphone, il suffit ensuite d’aller récupérer la drogue. […]
Jeanette
Jeannette a quatre-vingt quatre ans, elle est trop vieille aujourd’hui pour aller en forêt comme avant, récolter les fraises des bois, griottes, myrtilles, airelles. Mais sa belle-fille lui en rapporte et elle prépare toujours elle-même de magnifiques confitures pour aller sur les oladushkis, ces petites crêpes épaisses que les Français appellent à tort blinis.
« Quand j’étais petite, la vie était dure, nous confie Jeannette, les enfants russes n’aimaient pas les Tatars. Ma mère est née en Bachkirie, dans un petit village, puis elle est venue travailler à Magnezit. Elle avait étudié l’arabe, mais elle ne parlait pas russe. Ils étaient six enfants, cinq filles et un garçon.
Ma mère et mon frère travaillaient à l’usine, ils fabriquaient des briques. Ils les faisaient sécher, puis elles étaient cuites, triées et transportées jusqu’au train qui les emportait.
Je les ai rejoints à dix-sept ans et j’ai travaillé pendant quarante ans et sept mois aux fours, à des températures élevées. On n’avait pas d’argent pour faire des études et puis mon père était tombé malade pendant la guerre. Le plus difficile pour moi, c’était le gaz et la poussière. On travaillait douze heures par jour, six jours sur sept, de huit heures à vingt heures, avec vingt minutes de pause pour déjeuner. Il y avait de nombreux accidents de travail, mais on ne devait pas en parler. Un jour je me suis fait une déchirure musculaire, mais je n’ai rien dit pour continuer à être payée. »
Conduite de gaz
Un tuyau d’acier jaune écrit son chemin sur les façades des cités de béton staliniennes, khrouchtchéviennes, brejnéviennes. Il serpente jusqu’aux modestes isbas éparpillées autour des trois centres urbains de cette ville d’environ 40 000 habitants : à l’est le vieux quartier et son usine sidérurgique, à l’ouest, séparé par l’immense trou à ciel ouvert de la mine, le district central ; enfin plus au nord, à l’abri d’une de ces douces collines de la chaîne ouralienne, Zapadny raïon [le district ouest], le nouveau quartier construit à partir des années 80.
Cette conduite de gaz procède par à-coups d’angles, se cabre au- dessus des routes, crée comme des portails à l’entrée des rues. Elle circule hors-sol, raccordée aux foyers en prévision des mois de grand froid, suit les routes vers l’usine et les fours à magnésite, se mêle aux autres canalisations à ciel ouvert.
Qui sont les habitants de Satka aujourd’hui ? Comment ce premier campement de paysans transformés en ouvriers est-il devenu une ville, avec son parc d’attractions d’été, Son’kina Laguna, son Palais Magnezit, sa fête de la métallurgie, ses routes et ses conduites de gaz jaunes ? Comment cette immense forêt de bouleaux et de pins, terre d’estivage des Bachkirs, a-t-elle laissé une place aux hommes venus de l’Ouest ? Qui y est installé, comment y vit-on ? Avec le photographe Bruno Boudjelal, nous y avons séjourné cinq semaines en tout, l’été 2019 puis l’hiver 2020. À travers les histoires particulières des habitants rencontrés, c’est un peu de l’Histoire de cet immense empire que l’on s’est mis à entendre, avec ses motifs récurrents, ses douleurs et ses fiertés. [ … ]
Elena
Elena, que nous a présentée Nastya lors de notre séjour de l’hiver 2020, est responsable de l’accueil au Palais de la Culture Magnezit. Elle y passe sa vie, nous dit-elle, car elle aime organiser les choses au mieux afin que les invités, artistes et personnalités, se sentent bien reçus.
Son grand-père paternel était de la région de Riazan, au sud-est de Moscou. En tant que koulaks, ils ont été chassés de leurs terres et forcés de venir s’installer dans l’Oural. Du côté de sa mère, la famille est kazakhe de la région d’Orenburg, au sud d’Oufa, à environ 300 kilomètres de Satka.[ … ]
« Depuis quatre ans, comme j’ai toujours rêvé de voyager, chaque nuit de réveillon du Nouvel An, à minuit, ma fille, mon fils et moi, on prépare nos valises et on fait le tour de notre immeuble, comme si on était sur le point de prendre l’avion. Cette nuit particulière de fête, les rues sont pleines de monde, et les gens nous demandent : Vous allez où ? Pourquoi maintenant ? Et nous on leur propose en réponse la destination qui nous inspire. Pour mon fils, l’année dernière, c’était la Thaïlande, et pour ma fille, la Suisse.
Je trouve important de se créer des rituels si on veut que les choses deviennent réalité. Il y a souvent beaucoup de neige, les gens tirent des feux d’artifice et nous, on fait rouler nos valises en rêvant de voyages. »
Armen
Depuis ce premier tour de la Méditerranée entre 2011 et 2013 où j ’ai collecté les histoires des gens, j’ai pris l’habitude, à mon arrivée dans une ville, de faire étape chez le cordonnier, comme un rituel et peut-être aussi par respect pour les habitants du coin : montrer ce qui me reste de cuir aux pieds, comme on montre patte blanche.
Quand cet été 2019 nous débarquons avec Bruno à Satka, il se trouve que je viens de chiner à Grenoble, dans un magasin de fripes, Mado Vintage, du nom de ma fille et de fameux loukoums turcs, des chaussures rouges anglaises à boucles d’or, en beau cuir picoté façon Church’s, qui ont besoin de ressemelage. Je demande donc à Svetlana, notre guide-interprète improvisée, de m’indiquer un cordonnier compétent. Sans hésiter, elle nous emmène à l’atelier d’Armen, niché au centre d’une cour de khrouchtchevka, ces HLM khrouchtchéviennes, dans un préfabriqué donnant sur une aire de jeux pour enfants : tobog gans rouillés, balançoires inquiétantes. Il nous propose un thé, qu’il prépare avec soin, tandis que Svetlana traduit ce que je dis. Puis Armen apprécie la qualité des chaussures et me montre la semelle qu’il prévoit de coller au cuir.
Le lendemain, nous passons récupérer les chaussures, Armen nous retient pour un autre thé et nous faisons un peu mieux connaissance. Son père est arrivé dans les années 80 à Satka, il était cordonnier lui aussi. Armen, né en Arménie, s’est marié à une Russe. Il ne retourne plus là-bas, il est bien ici, mais il est fier de ses origines, de Charles Aznavour et de cet instrument de musique traditionnel proche de la guimbarde bretonne, le duduk [ … ]
Argentavis
Vladimir, le père de Nastya, fait partie de l’AAE, une association d’Aviation Expérimentale, et il est constructeur de prototypes volants. C’est dans ce cadre qu’il a pris le pseudonyme d’Argentavis, d’après le nom de cet oiseau argentin légendaire. […]
Quand il parle, ses yeux bleu clair en amande, fruit de ses origines moldavo-tatares, regardent loin à travers nous. Tout en lui respire l’oiseau majestueux posé quelques instants , attendant de reprendre les airs. Mais la terre est collante et coriace pour ceux qui ont des rêves. […]
« En 79, un an après la fin de mon service militaire, j’avais été envoyé à Tchebarkoul, pour suivre un stage de deux mois en tant qu’infirmier militaire. C’est pour ça qu’en 86, quand il y a eu Tchernobyl, j’ai été mobilisé. Pour cette mission, ils ne souhaitaient pas faire appel aux conscrits.
Notre destination a d’abord été tenue secrète, et l’opération ne devait en principe durer que deux mois, mais finalement on est restés six mois, installés dans un champ près de la gare d’Ivoltcha, tout près de Tchernobyl. Il y avait déjà 1500 autres militaires sur place.
Dans cette gare les murs étaient noirs de moustiques car il y avait des marais juste à côté et on était en mai. On a monté des tentes, et on s’est installés là. L’idée de nos chefs était de faire baisser le niveau de radioactivité, qui s’était déposée partout, en retournant la terre. Alors on bêchait le sol, comme avant de planter des patates. On bêchait cette terre irradiée pour que les gens du coin soient protégés, qu’ils puissent rester chez eux. Mais en fin de compte ils ont quand même dû partir. »
Parc
Ce 25 janvier 2020, troisième jour de notre escale hivernale, Sergueï, notre fidèle chauffeur de la fondation Magnezit, au volant d’un gros 4×4 Mercedes noir sentant le neuf, s’enfonce sur la piste enneigée de l’Écoparc de Ziouratkoul. L’idée est de nous montrer la Source, un trou fait dans la terre, dont le jet l’hiver, en se solidifiant, forme un énorme glaçon aux reflets bleutés au cœur de la forêt alourdie par la neige, grain de beauté irréel, invention éphémère qui pourrait rappeler la métaphore verrière de Lomonossov. Sauf que le trou n’est pas né du génie humain, mais plutôt de son exact opposé, puisque ce sont les travailleurs forcés du goulag d’Oz yorsk près d’Ekaterinbourg, employés ici dans les années 50 pour excaver la roche à la recherche d’uranium, qui l’ont creusé. Finalement le gisement potentiel s’est révélé insuffisant à l’entreprise minière, ce qui a aussi légitimé la création de ce parc naturel.
Mines
Je veux maintenant tenter de vous présenter quelques facettes de ce personnage-territoire qu’est l’Oural, père de nombreuses filles-villes nées des plis de son riche flanc oriental qui, tel le miel, attire depuis le XVIIIe les fourmis-géologues.
Au début des temps, l’Oural était une mer. Les micro-organismes qui aimaient la peupler utilisaient pour certains la silice, pour d’autres le calcium, afin d’imprimer en 3D leurs coquilles. Et durant des millions d’années, une fois morts, ils les déposaient au fond de la mer. Celles-ci se sédimentèrent parfois sur des milliers de mètres. Puis un jour la plaque tectonique fut secouée, la couche de coquilles cassa tel un œuf, le calcium et la silice s’oxydèrent en calcite et en quartz , et le fer, le cuivre et d’autres métaux autant précieux qu’utiles jaillirent des multitudes de veines.
De mer, l’Oural se transforma ainsi en une longue chaîne de montagnes du Nord au Sud. Dès la fin de la préhistoire des métallurgistes y travaillaient le bronze, qu’ils allaient faire connaître à la Chine au second millénaire.
Au XVIIIe siècle, l’exploitation des filons de l’Oural fait de la Russie le premier pays producteur d’acier au monde. Au XIXe siècle, l’industrie métallurgique, qui utilise des forges catalanes et le charbon de bois, est concurrencée par les installations plus récentes du Donbass. Mais les investissements sont relancés après la révolution d’Octobre, et le second plan quinquennal de 1933-37 donne la priorité à l’industrie lourde, créant les puissants centres industriels de Tcheliabinsk et Magnitogorsk. L’Oural devient ainsi la troisième région industrielle du pays, avant de reprendre sa position dominante pendant la guerre, quand les outils de production du Donbass sont rapatriés dans l’Oural.
Mais avant même de devenir cette faille percée de toutes parts, où on peut dénombrer aujourd’hui une dizaine de milliers de gisements métallifères ( fer, cuivre, platine, or, aluminium, argent, nickel, manganèse), l’Oural était aussi tout autre chose : un territoire silencieux, calme, dénué d’hommes, une terre d’estive du peuple bachkir, inhabitée l’hiver, et puis aussi le nom du fleuve allant se jeter dans la mer Caspienne. Car avant que l’homme russe ne s’acharne à donner des coups de pioche au hasard de ses appétits miniers, il remontait les rivières pour chasser la zibeline, installant des forts où stocker ses peaux aux points de portage des eaux. Qui tient les rivières tient la Russie, disait-on à l’époque. […]Je veux maintenant tenter de vous présenter quelques facettes de ce personnage-territoire qu’est l’Oural, père de nombreuses filles-villes nées des plis de son riche flanc oriental qui, tel le miel, attire depuis le XVIIIe les fourmis-géologues.
Sergueï
Sergueï est le président du club de hockey sur glace des Tigres de Satka.
« Avant on avait une vieille korobka [boîte] », explique-t-il, « Une vieille patinoire délabrée pour s’entraîner. Personne ne l’entretenait. Et puis en 1997, avec des amis, on s’est tous cotisés pour acheter des uniformes, et on a créé une association sportive pour organiser les entraînements. » […] « Dans ma famille, on est à Satka depuis des générations, poursuit Sergueï. Mes grands-parents sont nés ici et travaillaient déjà chez Magnezit.
Mon père avait dix ans quand la Grande Guerre a éclaté. Ici la forêt aidait les gens à survivre, avec tout ce qu’elle avait à donner pour les nourrir. À un moment, tout un flot d’animaux a déferlé sur la région, fuyant la guerre. La chasse a été bonne.
Je suis né en 1962, j’ai été au jardin d’enfants, puis à l’école n°14. Mon père m’a appris à attraper des lapins au collet et à trouver des griby [champignons]. On faisait la cueillette d’oignons sauvages, d’asperges, de fruits rouges. Je me souviens aussi que pour se faire de l’argent, les gens chassaient les taupes qui endommageaient les sols. »
« Puis je suis devenu électricien chez Magnezit. Un jour qu’il devait faire – 20° peut-être, j’ai vu une chienne dehors avec ses chiots, et l’un des petits s’est mis à lécher un poteau : sa langue est restée collée par le gel au métal. Alors je suis allé chercher de l’eau chaude pour le libérer et ça m’a rappelé mon enfance. Tous les enfants, je pense, essaient un jour de lécher le métal glacé.
Ensuite j’ai rencontré ma femme au mariage de mon frère. Elle venait de finir ses études d’infirmière à Tcheliabinsk et habitait là-bas, chez ses parents.
Quelques jours plus tard, je décide de partir à sa recherche. Je ne connaissais que le nom de son quartier et le numéro de son immeuble. Je tournais en rond jusqu’à ce que des babouchkas assises sur un banc me disent : Mais vous cherchez quoi, jeune homme ? Elles m’indiquent son adresse et je sonne à la porte. Mes futurs beaux-parents m’ouvrent et je demande à la voir. Ils me disent qu’elle est chez sa sœur. À telle adresse.
Il était autour de seize heures, c’était le printemps, elle a été très étonnée de me voir. On est sortis se promener puis elle m’a demandé : Comment tu vas faire pour rentrer chez toi ? Je n’y avais pas pensé, pour moi les distances n’existaient plus. Quand je l’ai quittée, il était autour de minuit, il n’y avait plus de tramways, alors j’ai marché en suivant les rails croyant être sur le chemin de la gare, mais je me suis retrouvé au dépôt. Je suis revenu sur mes pas, et quand j’ai enfin osé sonner chez ses parents, il devait
être trois heures du matin. Installe-toi, ils me disent, tu vas dormir ici.
Les jours suivants, on s’est appelés. Puis elle a été embauchée à l’hôpital de Zlatooust, ça nous rapprochait. Au bout de six mois, on s’est mariés. »
Maria
Maria a dix-sept ans le jour où nous la croisons à la fête de la Métallurgie, pas loin du Palais Magnezit. Elle nous explique dans un anglais hésitant – mais qu’elle a grande envie de pratiquer (refusant la proposition de traduction de Svetlana) – qu’elle vient de finir ses études secondaires et attend de savoir si elle sera prise à l’université d’architecture d’Ekaterinbourg.
Elle fait partie des élèves de terminale qui ont obtenu le plus grand nombre de points à l’examen final : 351, dont 76 en maths, 82 en russe, 86 en anglais, plus des options en dessin (90) et littérature (95), et espère ainsi bénéficier d’études gratuites, financées par l’État. Seuls quarante-huit bacheliers de sa promotion y auront droit. Ekaterinbourg est son unique choix, elle ne veut pas intégrer une université médiocre.[…]
Dans tout ce que nous dit Maria cet après-midi-là, je me souviens d’une grande détermination, d’un besoin de réussite sociale, comme une revanche à prendre par rapport à ce qu’a vécu sa famille.[…]
Maria, qui marchait d’un bon pas, s’arrête et regarde le mur couvert d’une fresque hip-hop fraîchement graffée. « Mon père voulait que je sois avocate, nous confie-t-elle. Mais pas moi. Il y a beaucoup d’avocats en Russie, beaucoup de concurrence. Puis c’est une profession dangereuse. On risque de subir des menaces, d’être tué. Je suis jeune et j’ai tellement de choses à vivre. »