Romanian Rip (Timisoara), 2008
Timisoara est la ville d’où est partie la révolution roumaine en décembre 1989. Vingt ans après, Timisoara entre aujourd’hui avec son pays dans la communauté européenne. Deux groupes co-existent dans cette ville : il y a ceux d’avant et ceux d’après la révolution. Les personnes qui avaient plus de vingt-cinq ans en 1989, longtemps astreintes par le système communiste, ont eu des difficultés à s’adapter au capitalisme. Tandis que les plus jeunes vivent pleinement ce nouveau système. Pour montrer les deux faces de cette société, j’ai photographié la machine de vie de Timisoara : l’industrie, le commerce, l’autorité, le loisir, la famille. La légende de chaque photographie permet de savoir quel âge avait ces personnes lorsqu’elles furent témoins de la révolution, témoins de la vérité.
Car la véritable histoire demeure incertaine. En décembre 1989, suite à un soulèvement de la population de Timisoara, les médias annoncent douze mille morts tués par l’armée et la Securitate, la police secrète. On parle d’un génocide. Pour prouver les exécutions et tortures du régime de Ceausescu aux médias occidentaux qui ne demandent qu’à s’emballer, les organisateurs de la révolte réalisent une mise en scène. Ils déterrent du cimetière et alignent au sol les cadavres de dix-neuf personnes mortes depuis plusieurs semaines. Les journalistes de la presse internationale photographient ce charnier avec un homme qui pleure penché sur les cadavres de sa femme et de sa petite fille. Ce qu’ils ignorent, c’est que l’homme est payé pour jouer le rôle, la femme est morte d’une cirrhose et le bébé qui n’est pas son enfant a été victime de la mort subite du nourrisson. En réalité, quatre-vingt-neuf victimes auraient été officiellement recensées à Timisoara et six-cent-quatre-vingt-neuf dans le pays.
Depuis cette manipulation spectaculaire, Timisoara symbolise le doute à l’égard des images et des médias. La mise en scène a remplacé l’information, la fiction s’est glissée au milieu des reportages. Bien qu’un document photographique soit suspect par nature, nous avons le plus souvent envie d’y croire. Le photographe est manipulé par le sujet autant qu’il le manipule lui-même. En m’insérant dans chacune de ces images, j’ai voulu poser la question de la vérité dans l’image photographique. Le déclencheur orange fluorescent clairement visible affirme mon intrusion à l’intérieur de l’image. Ainsi je signe la fabrique du document et son origine.
Parallèlement, j’essaie de me fondre dans l’image. En m’habillant et en me comportant comme les gens photographiés, je tâche d’effacer nos représentations des nationalités et des milieux sociaux liés au code vestimentaire. Étrangement personne n’a considéré cette approche bizarre et tous se disaient plus à l’aise face à l’appareil quand j’étais avec eux que derrière l’appareil photo. Absent de la légende où les autres noms trahissent leurs origines roumaines, italiennes, serbes, hongroises, allemandes, autrichiennes ou turques, je relativise mon rôle et les barrières imaginaires dressées par les hommes entre eux.