Prendre soin, 2018-2024
« Entrer dans un hôpital, c’est faire un voyage dans la condition humaine. »
Anne Lévy Morelle
Fruit de nombreuses années d’immersion dans l’hôpital public belge, Prendre soin propose, à partir du cas particulier de ce pays, une réflexion plus large sur les mutations de nos sociétés post-modernes en nous confrontant à notre rapport au soin.
Que signifie prendre soin ? Et être soigné ? Comment bien prendre soin d’autrui ? Comment accompagner la douleur ? Qui sont celles et ceux qui font métier de prendre soin ? Qu’on pratique ou reçoive le soin, sommes-nous égaux devant la maladie ? Pour prendre position face à ces questions, Marin Driguez a placé au fondement de ce travail photographique la notion de « vulnérabilité capacitaire » développée par Cynthia Fleury. Pour la philosophe, le soin n’est pas un protocole impersonnel de gestion de la souffrance imposé à autrui, mais bien plutôt une attention ajustée, destinée à transformer la fragilité de chacun en capacité d’agir.
Prendre soin est ici, et d’abord, une preuve d’amour et d’humanité. Et l’hôpital public constitue le lieu par essence de cet humanisme où le soin est compris comme un bien commun – un sanctuaire édifié sur la promesse d’accueillir chacune et chacun sans distinction d’aucune sorte, avec une égale considération, une égale précaution de sa dignité, quelque difficile à tenir que soit cette promesse. En ce sens, le soin témoigné envers autrui est aussi un reflet du soin que la société s’accorde à elle-même.
Reflet aujourd’hui terni tant l’hôpital public lui-même souffre. Prendre soin prend du temps, or le temps de l’hôpital est sommé de suivre l’accélération du temps-monde. Piégé dans cette contradiction, l’hôpital est communément dit « en crise ». Il l’est sans aucun doute. Mais ce terme si fatigué de « crise », en nous faisant assimiler la situation de l’hôpital à une crise parmi d’autres, dissimule la multiplicité des enjeux et des aspects de cette souffrance : conditions de travail déshumanisant la relation à l’autre, personnels contraints de bafouer leurs propres valeurs, spirale de l’urgence et de la rentabilité, saccage des moyens humains et matériels, violence sourde des rapports professionnels, services débordés, perte de sens et de vocation… Et pourtant, des femmes et des hommes s’évertuent à faire vivre l’hôpital. Ce travail lent et méticuleux cherche à restituer ces rapports dans toute leur complexité, entre don et sacrifice, lutte et résignation, lassitude et conviction.
Les photographies de Prendre soin ont été recueillies dans le quotidien de tous les services de l’hôpital public, des admissions aux blocs opératoires, des salles d’attente aux secours d’urgence sur le terrain, au plus près de celles et ceux qui continuent d’y travailler malgré les injonctions contradictoires, et de celles et ceux qui, pour une grande partie vivant dans les marges de la précarité, continuent d’y être soignés malgré la dégradation des conditions du soin. Les témoignages de soignantes et soignants, issus de longs entretiens individuels, nous invitent parallèlement à entrer dans l’épaisseur des images en nous laissant guider par leurs voix intérieures.
Par ce dialogue, l’auteur construit un cheminement dans l’intimité de ce monde dur et violent, attentif et délicat, bruyant ou silencieux – à la fois monde à part, monde en soi, et image universelle de la totalité du monde, depuis la naissance jusqu’à la mort en passant par l’expérience de la douleur, de la maladie et de la fin de vie. Un monde où résiste obstinément la possibilité d’une humanité.
Frédéric Lecloux, janvier 2024.