Mexique – La Montaña, 2008
L’État de Guerrero – Sud du Mexique – est l’une des régions les plus reculées du pays. Sa zone montagneuse, la Montaña, abrite principalement des communautés indigènes.
Leurs conditions de vie sont extrêmes en raison de leur enclavement, mais aussi du fait qu’elles vivent dans un véritable climat de terreur, prises en étau entre armée, paramilitaires, guérilla et narcotrafiquants. Depuis le soulèvement au Chiapas voisin dans les années quatre-vingt-dix, le gouvernement a déployé d’importantes forces militaires au Guerrero, notamment pour lutter contre les mouvements de guérilla. L’armée est chargée de réprimer brutalement ces mouvements, mais dans les faits, la répression s’exerce principalement contre les populations civiles indigènes, entraînant disparitions forcées, arrestations arbitraires, actes de torture, assassinats… De leur côté, les grands propriétaires fonciers – non indigènes – entretiennent des milices paramilitaires pour protéger et étendre leurs intérêts fonciers alors que les narcotrafiquants – qui prétendent eux aussi au contrôle d’une partie de la région – arment leurs propres hommes. Il n’est en outre pas rare qu’un propriétaire terrien soit en relation avec un cartel de la drogue, voire en fasse partie.
Dans un tel contexte de violence, les populations indigènes tentent pourtant de survivre dans des villages très éloignés des centres urbains. L’isolement rend l’accès à un certain nombre de droits essentiels (soins, éducation…) extrêmement compliqué. Les indigènes qui n’émigrent pas dans le Nord du pays ou aux États-Unis n’ont souvent d’autre choix que de rejoindre les rangs de la guérilla ou l’une des plantations aux mains des narcotrafiquants.
La crainte de voir la région passer durablement sous la coupe de ces derniers a accru la répression dont les indigènes sont continuellement l’objet.
Extrait du livre DiGNITE, Amnesty Internationale. 2010. edition Textuel.
Je m’appelle Térésa de Jésus Caterina. Je suis une Me’phaa. Aujourd’hui, je suis vieille, mais je souffre encore des viols que j’ai subis. C’était en 1993.
Avec ma fille, nous étions parties travailler aux champs. En chemin, nous nous sommes arrêtées le long d’un ruisseau pour attraper des crabes. Des militaires sont arrivés et ont exigé, en espagnol, qu’on leur serve de l’eau. J’ai répondu, dans ma langue natale, le me’phaa, « Vous avez des mains, servez-vous en ! ». Ils nous ont alors forcé à les suivre jusqu’à leur campement militaire, dans la montagne. Deux femmes de ma communauté étaient déjà là. Je suis restée deux jours avec les militaires sans boire ni manger, à me faire violer. Le lendemain, on a quitté le camp et marché.
Sur la route, nous avons croisé mon mari, ivre, qui leur a demandé de nous libérer. Ils lui ont répondu « Ici, nous sommes les chefs, tu n’es rien », avant de l’attacher à un arbre pour le frapper. Nous avons continué notre marche ; j’ai été violée toutes les quatre heures. Comme j’essayais de me défendre, on m’a attachée par une corde pour me traîner par le cou. Nous sommes ensuite arrivés dans mon village, où ils ont de nouveau attaché et frappé mon mari.
Puis ils m’ont « offert » ma liberté contre un repas que j’ai dû leur préparer. « Si tu ne nous sers pas, on reviendra te prendre, maintenant on sait où tu es ! ».
Ils sont partis. C’est très dur pour moi de raconter tout cela. Mon mari est mort. Il ne voulait pas que je raconte mon histoire, craignant la réaction de la communauté. Aujourd’hui, je veux témoigner.
Je m’appelle Raoul Lucas Lucia, je suis de la communauté d’El Charco. En novembre 2003, des militaires ont débarqué chez moi. Il était 7 heures du matin. Je prenais un café, devant ma maison avant de partir au travail. J’ai entendu les déclics de leurs fusils, et ils ont tout de suite voulu me frapper. « Ne faites pas cela devant ma famille » leur ai-je dit.
On est allé dans la montagne. Puis, dans un coin tranquille, ils m’ont déshabillé, je me suis retrouvé en caleçon, obligé de me tenir accroupi califourchon. Ils m’ont frappé avec leurs fusils. « Où as-tu caché les armes ? » m’ont-ils demandé.« Je n’ai rien dissimulé, je ne suis pas armé ». Ils m’ont insulté, humilié.
Enfin, dans l’après-midi, j’ai été relâché. Il y avait des rumeurs selon lesquelles j’aurais fait partie de la guérilla. J’allais chaque année me recueillir sur le lieu du massacre dit d’El Charco. Mon beau-frère faisait en effet partie des onze personnes tuées par l’armée mexicaine alors qu’ils se reposaient après une réunion des communautés indigènes dans l’école du village d’El Charco, le 7 juin 1998.
En partant ils ont menacé de me tuer et de tuer ma famille si je disais ce qu’il s’était passé. Ils faisaient partie du 48e Régiment de Cruz Grande. J’ai ensuite dénoncé les militaires à la Commission des droits de l’Homme, mais la justice n’a rien fait.
Le 22 févier 2009, son corps était retrouvé à Ayutla de los Libres (avec celui d’un autre défenseur, Manuel Ponce Rosas). Les deux militants avaient été enlevés par des hommes armés qui s’étaient présentés comme des policiers lors d’une manifestation publique, le 13 février. Peu de temps auparavant, Raoul Lucas Lucia avait rencontré une délégation d’Amnesty International.
Je m’appelle Ines Fernandez Ortega, je suis Me’phaa, de la communauté de Tecuani. Le 22 mars 2002, les militaires sont arrivés ici, chez moi. Le viol, j’essaie de ne pas m’en souvenir. C’est trop dur.
Les militaires sont arrivés en passant derrière la maison. Il était entre midi et deux heures de l’après-midi. Ils m’ont saluée, puis trois d’entre eux m’ont arrêtée et m’ont emmenée dans la cuisine. J’avais de la viande qui séchait. Ils l’ont prise en me disant : « Où as-tu volé cette viande ? » Je leur ai dit : « C’était ma vache. » L’un d’entre eux a alors pointé son arme contre moi. « Tu dois arrêter de voler ». Puis ils m’ont attrapée, et mes enfants sont partis se réfugier chez leurs grands-parents à 250 mètres de là. J’ai été violée par les trois militaires. Neuf autres montaient la garde autour de la cuisine. Tout semblait très organisé.
Depuis que j’ai dénoncé ce crime, la communauté me regarde différemment. Mon mari aussi. Il est devenu violent. Je n’ai plus confiance en lui. Il refuse que je raconte mon histoire. Chaque jour, je me dispute avec lui ; et il me répète « Tu as été touchée par les militaires, tu n’as qu’à partir avec eux ! » Il m’insulte devant nos cinq enfants, il me donne des coups de pieds dans le ventre, il me frappe le visage, me tire les cheveux.
Alors je pars en courant et je me cache dans la montagne, debout, derrière un arbre. J’aimerais pouvoir rêver, mais chaque soir, dans mes cauchemars, je revis le viol. Aujourd’hui, j’ai tout le temps peur : peur pour mes enfants, peur qu’il leur arrive quelque chose. J’ai peur de sortir et d’être de nouveau violée.
Le gouvernement et les autorités locales ne m’ont jamais aidée pour retrouver les hommes qui m’ont fait ça. De toutes façons, ils n’ont jamais rien fait pour nous, pour les indigènes. Mon frère a été assassiné en février 2008. Il a été enlevé et torturé par des paramilitaires, pour que je me taise et que je retire mes plaintes.