Les marins perdus, 2022
Depuis le Brexit, une autorisation d’entrée dans les eaux anglaises est obligatoire pour les pêcheurs. À Boulogne-sur-Mer, dont le port est hautement dépendant des eaux britanniques, ces nouvelles mesures viennent ébranler une filière déjà fortement fragilisée par la crise sanitaire.
Le port de Boulogne-sur-Mer, premier port de pêche français, est dépendant des eaux britanniques à plus de 70% pour la pêche artisanale et 96% pour la pêche hauturière. Or, la difficulté d’accès à la licence (aujourd’hui, seuls 22 sur les 120 bateaux de Boulogne-sur-Mer ont obtenu l’autorisation) centre désormais toute la zone de pêche sur le côté français, y compris pour les belges et hollandais. Ces nouvelles mesures ont eu des conséquences désastreuses pour la ville sur le plan économique, mais aussi humain et environnemental.
Depuis l’annonce des autorités britanniques, la ville a vu apparaître sur son port d’énormes navires faits pour le large, qui, en pêchant, ratissent et détruisent tout le fond marin de la côte boulonnaise.
Les poissons se font plus rares, et les bateaux de pêche ne peuvent plus rémunérer décemment leurs équipages. Pour ne pas faire faillite, les pêcheurs s’imposent donc un rythme de travail effréné, ne rentrant parfois que deux heures sur le port avant de repartir en mer. Des conditions de travail épuisantes auxquelles viennent s’ajouter une pression psychologique pour les marins, qui gardent en tête les tentatives d’intimidation et de caillassages entre bateaux étrangers venus chasser sur les mêmes eaux.
À travers ces images, accompagnées d’extraits de son journal de bord, Philippe Brault met en lumière la difficulté des conditions de travail de ces marins-pêcheurs, qui vivent au rythme des saisons de pêche et des rebondissements des accords franco-britanniques.
Cette série a été produite dans le cadre de la grande commande nationale « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » financée par le Ministère de la culture et pilotée par la BnF.
Boulogne-sur-Mer, 14 mars 2022.
Capécure est désert. Dans quelques heures, la cité industrielle de Boulogne-sur-Mer, dont les immenses allées vivent au rythme de la pêche, s’agitera à nouveau, parmi les grues, les dockers, son vacarme de caisses chargées et déchargées et ses goélands aux cris perçants.
Boulogne-sur-Mer, 15 mars 2022, 11h du matin, retour au port.
« Il y a encore quelques années, des bateaux comme celui-là faisaient vivre les familles de tout l’équipage avec des salaires décents. Depuis le Brexit et l’obligation d’une licence pour travailler dans les eaux britanniques, c’est devenu impossible. Aujourd’hui, sur les 120 bateaux du port de Boulogne-sur-Mer, seuls 22 ont obtenu le sésame.»
Christophe Marcq, issu d’une famille de marins-pêcheurs, désormais capitaine du Don Lubi II.
Le 28 avril dans la nuit.
Nous avons quitté le quai Gambetta de Boulogne-sur-Mer. Christophe, capitaine du «Don Lubi II», m’apprend qu’il vient enfin d’obtenir sa licence l’autorisant à venir pêcher dans les eaux anglaises. Un immense soulagement après plusieurs mois d’attente. La pêche artisanale des marins boulonnais dépend toujours à plus de 70 % des eaux britanniques.
Stephen, le plus jeune de l’équipage, à l’aube. Alors que nous croisons au large de l’Angleterre, le soleil vient percer la brume.
Ce jour-là, la pêche n’aura pas été suffisante pour couvrir tous les frais. Olivier évoque les gros senneurs qui pêchent de plus en plus proche des côtes : « Normalement, ces bateaux sont faits pour grand large, ils sont énormes, beaucoup plus gros que les nôtres. Avec leur technique, ils ratissent et détruisent le fond de la mer. À cause de ça, notre métier d’artisan-pêcheur est en train de mourir. »