Les Hautes Solitudes, 2021-2022
Sur une invitation des Champs Libres/Musée de Bretagne à Rennes à produire une série inédite en Bretagne, je choisis de travailler sur Brest, ma ville natale dans laquelle je n’ai jamais vécu. Je la découvre au cours de mes déambulations successives, mes observations erratiques, dans une approche phénoménologique en explorant ses différentes strates, à travers le temps vécu, le temps historique, géologique et militaire. C’est une ville en hémicycle qui tourne le dos à la mer, où on a empilé des pierres jaunes et grises sur des ruines enfouies. Brest est blanche par éclaircies, un peu cubique et pleine de courants d’air. C’est une ville à part, détachée du monde comme une presqu’île. La transformation incessante de l’humeur maritime influe forcément sur le tempérament de ses habitants.
Je vais y retourner maintenant qu’elle me paraît un peu plus familière, qu’il y a eu en quelque sorte cette reconnaissance mutuelle entre elle et moi, j’ai encore beaucoup à voir, revoir, et à regarder, plus près.
« Nolwenn Brod nous prend par les yeux. À travers ses photographies, on perçoit bien qu’un lieu n’est pas fait par les clichés et les sites pittoresques, mais par les organismes singuliers, animaux et humains qui l’habitent, autant que les murs, les roches et l’air. Ils vibrent et cohabitent ensemble : « tout s’entrelace et se répond, la sueur de l’aisselle résonne avec le suintement des roches souterraines, les cheveux qui traversent les visages emmêlés par le vent dessinent les mêmes traits que les filons noirs sur la pierre du roz, l’haleine chaude du chien à celle de la nuque douce et tiède de l’enfant ». Tomber sur, tomber en amour, plutôt que de tenter de surplomber par une vaine objectivité : telle est son approche.
Quelque chose de la présence d’êtres singuliers accroche son regard. Réminiscences, références ou obsessions, une image s’impose. Le désir de l’obtenir provoque la rencontre. Photographiés dans l’intimité du chez-soi, ou à la volée, les individus répondant à cette sollicitation acceptent d’être dirigés par la photographe. Parfois un peu bousculés, « ils se laissent faire, séduits, peut-être ». La diversité des corps et attitudes est embrassée sans réserve. Les images montrent des personnalités magnifiques d’unicités, et laissent transparaître fragilité, flamboyance ou sourde obscurité, alors qu’aucun de leurs secrets ne sera pourtant révélés.«
Texte de Magali Le Mens, historienne de l’art de la période contemporaine.
« Une poétique du corps sensible, du corps en transition. Entendons-nous, il ne s’agit pas d’une transition liée au genre mais plutôt de mouvement, d’épiphanies.
Plusieurs séries sont exposées dans le parcours, une plus ancienne Ar gouren, et autres visions (2011-14) réalisée avec des lutteurs bretons, un film court inspiré du combat de l’Ange et de Jacob accompagne cette série. Ce film souligne la transition vers les derniers travaux de Nolwenn Brod.
Les Hautes Solitudes, est une série d’images réalisée à Brest dans la cadre da résidence de création avec les Champs Libres en 2021/22. Cette série est suivie d’un second film-court, Qui chante les lèvres fermées, (2022) fiction de 16.20 min qui ponctue une nouvelle fois le parcours d’images. La scénographie est bâtie de cette façon, par couples, deux paires d’images, les unes fixes, les autres en mouvement. Le mouvement souligne la révélation. A juxtaposer les deux, les images fixes et les images en mouvement, l’ensemble s’anime et s’accroit mutuellement. Il s’agit notamment de corps qui luttent, de corps que la fixité révèle, de minéral qui s’incarne et de chair chauffée à peine par la lumière et le regard caressants.
Chaque corps, quasiment tous, sont pris par un mouvement de torsion qui fige un instant épuré d’extase.
Un bras fermé souligne un visage élancé, un agneau adoucit le regard taciturne d’une enfant. Il en va de même pour l’herbe qui mange la roche ou d’une enfant qui s’abandonne dans la main ferme de l’adulte. L’ensemble est parcouru de teintes chairs qui adoucit une lumière légèrement crue. La forme c’est le fond qui remonte. Les tourments intérieurs s’incarnent dans les torsions de la peau. Les premiers travaux en attestent fortement et directement avec ces corps de lutteurs. Le regard et donc la forme évolue. Les corps se font plus souples, ils sont moins pris par une contradiction ou une conflictualité externe qui les portaient. Les corps, les chairs se relâchent quelque peu. L’ensemble formel s’arrondit. Un regard s’affirme plus directement. Pour autant, si les tourments internes se font plus rares, ils n’en disparaissent pas pour autant.
Le deuxième film de l’exposition est une ronde teintée d’étrangeté en hommage aux disparus en mer. Les vivants ritualisent l’acceptation de la disparation. Les images sont toutes marquées du sensible du toucher, les tissus, les corps portés ou touchés. Des plans inconnus s’intercalent dans le rituel. Un regard surgit. Il y a donc bien une personne derrière tout cela. Si elle est invisible, son œil, sa sensibilité se reflète dans ses images et touche immanquablement le regardeur.
De la roche mêlée à la chair.
L’organicité du tirage et sa sensualité, certaines images sont fortement marquées par une vision préraphaélite, porte une dialectique de la consolation des tourments et de la mesure parfaite. L’ensemble dessine un regard soucieux des personnes et des endroits vus et qui au prisme de l’image fixe ou mouvante souhaite par-dessus de tout mériter et rendre la confiance obtenue. Il y a des photographes qui obtiennent des images de l’autre et des photographes qui offrent une image de soi à l’autre. La différence peut sembler mince. En réalité, les images de Nolwenn Brod se placent résolument dans le sillon des photographes qui ne volent pas d’images. Les images sont réalisées avec l’autre. On n’est rien sans l’autre et surtout pas autrice d’images. La recherche plastique qui sous-tend le regard actorial est située dans la manière d’être attentif aux vibrations de l’autre autant que d’être attentif à soi.
Comme dit plus haut, en plus de découvrir un corpus d’images sensibles et esthétiquement fortes, il y a dans quelque chose d’autrement émouvant à cheminer dans le parcours, on y perçoit un regard en évolution et qui s’affirme, se portant moins sur l’assemblage chaotique des corps que sur la transcription visuelle d’une possibilité d’être. Le regard s’approche, il se concentre sur ce qui est nu. Une nudité parfois charnelle mais aussi et surtout un sentiment d’épuré qui s’installe et qui va à l’essentiel. La dialectique visuelle s’affine elle aussi. L’être voir se marie à l’étant vu à l’instant.
C’est émouvant.
Le rideau s’ouvre et c’est à voir. »
Sadreddine Arezki