Larissa, 2016
Valery était en face de moi. Il me regardait. L’appareil photo à quelques centimètres de son visage. C’était en 2010. J’étais à Poliske à cinquante kilomètres de la centrale de Tchernobyl dans la zone interdite.
Poliske, une ville de 11 000 habitants évacués 6 ans après la catastrophe.
La fin du monde. Les rues sans vies. Le radiomètre qui crépite sur les plaques contaminées. Des meutes de chiens errants. Des silhouettes inquiétantes dans les broussailles. Le bruit des marteaux de Stalkers déchirant le métal des maisons abandonnées.
Et puis, au loin, J’avais vu Larissa, trainant sa carriole.
Larissa, fine, brune, le visage marqué. Elle vivait ici avec une dizaine d’habitants pour la plupart des personnes âgées.
Avant Larissa logeait au centre, dans un immeuble. Elle était employée pour la mairie. Après la catastrophe, elle avait aidé les habitants a quitté la ville et elle avait choisi de rester.
Pourquoi partir d’ailleurs ? Pour aller où ? A Kiev ? Et rejoindre la file des sans-emplois ?
Non. Rester. Trouver une maison en bois. Revenir au temps de la cueillette. Aller chercher son eau à la fontaine. Vendre du métal. Et avec les quelques grivnas, acheter des cigarettes à l’épicerie ambulante.
La zone de Tchernobyl est un cauchemar. Elle est aussi un refuge.
A mon retour en avril 2016, le centre ville a peu changé. Le bouleau qui poussait à travers la bouche d’égout est plus grand. Les fresques murales du palais de la culture ont disparu. Les pilleurs de métaux ont déserté, remplacés par de jeunes randonneurs clandestins venant de Kiev.
Rue Karl Marx. La maison de Larissa est toujours debout. Le jardin n’est pas entretenu. La porte est fermée. Je frappe. Elle ne répond pas. Je rentre. La cuisine est dévastée, la cheminée brisée, la table à terre. Il y a dans un bocal, les pics à cocktails fluo que nous avions acheté pour un diner de fête organisé le dernier jour passé ensemble. Des fleurs rouges séchées sont toujours accrochées au mur.
Dans la chambre, les lits ont disparu. Il reste quelques objets. Les assiettes de la cantine de Tchernobyl, de la laine, de vieilles seringues, une photo. Et il y a un tas de vêtements appartenant à Larissa. Au centre un pull ensanglanté. Une tache, épaisse, rouge qui part du haut du col pour finir sur le thorax.
En quittant la ville, les quatre derniers habitants me raconteront que Larissa est morte six mois auparavant. Seule, allongée dans son lit. Le corps a été retrouvé par les pompiers trois jours après. Elle avait un cancer à la gorge qu’elle ne traitait pas.
Elle avait fait le choix de vivre hors du monde, dans le gouffre de l’histoire. Une forme de liberté malgré le danger. Elle est morte. Oubliée de tous.
Comme une ombre.