Île Brésil, 2013-2023
Île Brésil commence par un hasard et une intuition. Pour diverses raisons je m’installe en 2013 dans la Zone Ouest de Rio de Janeiro. C’est un immense territoire, situé à plus de 50 kilomètres des lieux touristiques de Rio, mais qui fait néanmoins partie de la ville. Là je découvre des espaces à rebours des représentations habituelles : très peu de favelas, pas de quartier riche, une faible densité démographique, des friches gigantesques, des petits condominiums séparés d’autres condominiums par des murs ou des grillages. Du silence, du vide, des lieux sans frontière ni centre, des gens seuls, pas d’espace public. La sensation d’isolement n’est pas seulement géographique, mais aussi subjective, mentale. La métaphore de l’insularité semble omniprésente.
Au fur et à mesure de mon installation et des commandes que je commence à réaliser dans tout le Brésil, je découvre que ce type d’espace est très répandu dans le pays. Je commence donc à documenter le territoire où je vis désormais, le parcourant à pied, en bus ou en moto, sans bien savoir comment structurer cette documentation. La tension qui émane de ce monde suggère que quelque chose n’est pas à sa place, mais quoi ?
Puis je fais une rencontre décisive avec l’écrivain brésilien João Paulo Cuenca, qui s’intéresse à mon travail et met du sens sur mes questionnements. João trouve qu’en montrant ce Brésil « infraordinaire » qui n’est jamais donné à voir, je mets le doigt sur une réalité du pays – de l’ordre de l’impensé – qui renvoie à son histoire. Il dit : “Dans le pays qui n’a pas fait sa révolution et qui n’a pas transcendé sa mémoire esclavagiste et ethnocidaire, les habitants sont comme prisonniers d’un présent permanent, sans conscience du passé ni possibilité de se projeter dans un futur réellement neuf”.
Avec cette clé de compréhension, les territoires que je photographie deviennent les pièces complémentaires d’un même puzzle dont la matière est collectée au gré de rencontres, d’indices, de correspondances. Mon travail est soigneusement pensé comme un tout géographiquement et socialement cohérent. Plus encore que de répondre à mes interrogations, je cherche à les énoncer à travers les images que je réalise.
Fin 2018, le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro – qui a fait toute sa carrière politique dans la Zone Ouest carioca, est élu président. Je souhaite alors amplifier ma recherche en la confrontant à un autre territoire, similaire. Je quitte Rio pour m’installer dans le Grand São Paulo, l’immense périphérie circulaire de la plus grande ville d’Amérique Latine. Par un curieux effet de miroir, comme à Rio, l’espace public semble pulvérisé, les corps et les regards s’évitent. Je passe trois années à sillonner en tous sens ce territoire, m’invitant chez les habitants, toujours guidé par la grille de lecture que m’a donnée João Paulo Cuenca. Fin 2021, j’arrive au terme de mon travail sur le Grand São Paulo, mais j’ai le sentiment qu’il manque encore une pièce pour décrypter l’énigme. Je m’interroge : repartir dans les marges d’un autre grand centre urbain brésilien ?
Finalement je me dirige vers Brasília, cette minuscule capitale périphérique, construite à dessein au milieu d’un désert, loin de tout. Mon travail consiste à alterner entre le plan pilote – le centre de Brasília – et les villes satellites du District fédéral. Comme à Rio, comme à São Paulo, on trouve à l’horizon des habitations de tailles diverses semblables à des casernes. A l’écart, on devine des zones de pouvoir – églises, ministères, universités, palais gouvernementaux – qui veillent sur d’immenses intérieurs vides. Leurs proportions colossales semblent exposer les passants, les désignant autant qu’elles les isolent. Particularité propre à Brasília : la machine gouvernementale y apparait telle qu’en elle-même, vestige d’un futur déjà révolu.
Les habitants que je photographie paraissent comme exilés. ils sont bel et bien dans l’image mais ils pourraient aussi être hors d’elle. Ils semblent n’appartenir à nulle part, ou plus précisément à ce nulle part où ils sont photographiés. Mais il y a pourtant quelque chose de plus grand qui les rassemble. Une lueur au fond de leur regard sombre, quelque chose de calme et de puissant, en attente d’une éruption.
Cette intuition fait dire à Cuenca qu’il y a « toujours de l’espoir pour que naisse sur les décombres de l’ancien nouveau monde, un monde réellement nouveau”. Ici réside une partie de l’énigme brésilienne, dans ce pays où la lumière éclaire autant qu’elle occulte, où l’idée de résistance s’appréhende dans une dualité ambiguë : force de mouvement mais aussi obstacle au changement.
Dix ans d’immersion personnelle sans compromis auront été tout juste nécessaires pour commencer à esquisser les contours de cette fascinante singularité.
PS : Le titre Île Brésil renvoie au nom donné par les marins du Moyen Âge à un archipel imaginaire et fantasmé situé quelque part dans l’Atlantique. C’est la première mention du mot Brésil, avant même la découverte du pays par le portugais Pedro Álvares Cabral le 22 avril 1500.