Filda, 2012
Entre l’Armée ougandaise et l’Armée de résistance du Seigneur (la LRA), une guerre fait rage depuis plus de vingt ans, qualifiée de « pire crise humanitaire oubliée au monde ». Aujourd’hui, la Cour pénale internationale (CPI) a été saisie pour enquêter sur les massacres de civils par la LRA.
« Je m’appelle Filda Adoch » raconte la vie quotidienne d’une femme du district de Gulu et montre les souffrances du peuple du nord de l’Ouganda. C’est aussi l’histoire d’une résistance silencieuse et admirable.
« Je m’appelle Filda Adoch. J’ai 53 ans. Je suis née dans le village d’Along, commune de Paidwe, sous-comté de Bobi, district de Gulu, en Ouganda. J’y vis encore aujourd’hui.
J’ai dû arrêter l’école à 15 ans car mon père ne pouvait plus payer les frais de scolarité ; il avait beaucoup de femmes et d’enfants. Ma mère, qui travaillait la terre, m’a élevée. Un jour, un homme est venu pour me voir et nous nous sommes mariés puis avons eu deux enfants. Après six ans de mariage, il a été emmené à la prison de Lujire à Kampala car il était soupçonné d’être un rebelle. Lorsque Museveni est arrivé au pouvoir en 1986, les soldats venaient souvent dans notre région et enlevaient des personnes, les accusant d’être des rebelles. Un jour, ils ont capturé tous les hommes du village : certains ont été tués sur le coup. J’étais dans les champs et j’ai entendu les coups de feu. Je me suis cachée. Les soldats ont trouvé mon mari dans le bush et l’ont emmené dans un trou où ils mettaient ceux qu’ils soupçonnaient être des rebelles. Trois jours plus tard, ils l’ont conduit à Kampala où il est mort. Je n’ai jamais pu voir son corps et cela m’empêche d’être en paix. Mon mari n’était pas un rebelle de l’Armée de résistance du Seigneur.
Après plusieurs années, j’ai rencontré un homme du village de Koch. Nous nous sommes mariés et nous avons eu trois enfants ensemble. Quelque temps après, en 1996 je crois, je travaillais dans les champs un matin de bonne heure et j’ai marché sur une mine.
Les rebelles étaient venus pendant la nuit et avaient posé des mines partout contre l’armée. Mais comme il avait plu, je ne voyais pas très bien par terre. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais à l’hôpital, et quand j’ai essayé de me lever, je me suis rendu compte que j’avais perdu une partie de ma jambe. À mon retour au village trois mois plus tard, j’ai appris que mon mari avait été enlevé et tué par les rebelles.
En 2003, nous avons dû partir au camp de déplacés de Bobi. Les soldats
nous battaient souvent. Si nous revenions au camp après le couvre-feu, ils nous frappaient et nous faisaient rouler dans la boue ou nous je- taient dans le marécage. Ils ont même appris à nos enfants à frapper ceux qui désobéissaient. Mon fils a été obligé de battre sa propre sœur un soir où ils étaient rentrés tard. Les rebelles sont également venus au camp, deux fois. Ils ont enlevé́ des enfants et volé notre nourriture. Nous avions aussi peur des rebelles que des soldats. En 2004, pendant les vacances scolaires, mon fils Okello a dû retourner à l’école pour prendre ses résultats de fin d’année. Les rebelles ont tendu une embuscade au taxi dans lequel il se trouvait et ils l’ont tué. Je voulais aller chercher son corps, mais mes frères et mon père ont refusé́ de m’aider à payer le voyage. Des femmes ont réussi à rassembler de l’argent, j’ai vendu une chèvre et utilisé toutes mes économies. J’ai ainsi pu aller récupérer le corps de mon fils. Je l’ai ramené́ à la maison et je l’ai enterré à côté de chez moi.
Nous avons quitté́ le camp il y a quelques années ; nous avons dû rester là-bas longtemps car nous n’avions pas d’argent pour construire une nou- velle maison. Je suis heureuse d’être de retour chez moi car ici je suis libre de faire ce que je veux.
Je m’occupe de ma famille : mes cinq enfants, mes deux filleuls, mes dix petits-enfants, ma mère et mon frère. J’ai tous mes petits-enfants avec moi car chez eux il n’y a rien à manger. Je laboure, je vais chercher de l’eau, du bois de chauffage, du foin, du manioc, puis je rentre à la maison et je fais la cuisine. Je m’occupe également d’une vache en ce moment. »
Filda, janvier 2011