Déplacés, Ouzbékistan, 2002
L’Ouzbékistan est une invention soviétique. Jusqu’à la révolution d’octobre 1917, l’idée même de nation est étrangère à l’Asie centrale. Les habitants se définissent en tant que nomades ou sédentaires, en tant que turcophones ou persanophones, ou simplement comme musulmans. L’élément identitaire le plus important reste la famille, le clan.
Tout cela change avec l’arrivée des communistes au pouvoir. D’après Staline, en effet, pour devenir soviétique, tout homme doit préalablement appartenir à une nation. L’Asie centrale est donc divisée en cinq pays, chacun doté d’une identité ethnique et d’une langue officielle. Les habitants, qui ne s’étaient jamais posé la question, sont donc obligés de décider à quelle nation ils appartiennent désormais. Petit à petit, au cours du XXème siècle, les dialectes se perdent, et les richesses de grandes villes comme Samarcande ou Boukhara sont mises à mal par un pouvoir qui semble nier leur importance historique et culturelle.
Pourtant, parallèlement, l’immigration crée un nouveau mélange de nationalités. Tout au long de la période soviétique, les autorités perçoivent l’Ouzbékistan (et l’Asie centrale dans son ensemble) comme un lieu d’exil de populations potentiellement dangereuses. Les européens et les autres groupes non-indigènes de l’Asie centrale arrivent en Ouzbékistan en plusieurs vagues : travailleurs industriels à partir des années trente, prisonniers politiques dans les années cinquante, populations entières soupçonnées de collaborer avec l’ennemi et déportées par Staline pendant la seconde guerre mondiale. Celles-ci incluent des Allemands, des Ingouches, des Karachays, des Balkars, des Tchétchènes, des Turcs, des Tatars et des Coréens, dont beaucoup meurent en chemin ou peu après leur arrivée.
Aujourd’hui, le président Islam Karimov détient le pouvoir absolu : il décide aussi bien du salaire attribué aux jardiniers municipaux que des quotas de production d’or. La fréquentation des mosquées est tombée en raison du harcèlement des musulmans pratiquants mené par les agents gouvernementaux. La fragilité de l’économie et la confiscation par des dirigeants locaux du pouvoir politique et administratif font que de nombreux membres des vingt groupes ethniques minoritaires qui constituent l’Ouzbékistan ont entrepris de regagner leurs pays d’origines. Des 1 600 000 Slaves (Ukrainiens, Russes, Biélorusses), 60 000 émigrent tous les ans. Entre 1992 et 2000, plus de 100 000 Allemands sont partis définitivement, ainsi que l’ensemble de la communauté juive achkénaze. Même la communauté juive de Boukhara, qui existait depuis le IXème siècle, est partie en Israël ou à New York. La communauté tatare diminue au rythme de 40 000 personnes par an, laissant derrière elle d’autres communautés dont les membres émigrent à la cadence de 10 % par an.
Une partie importante de l’histoire et de l’identité de l’Ouzbékistan disparaît avec cet exode. Les émigrants laissent derrière eux un vide culturel et économique, des villes, des villages et des kolkhozes fantômes, où seuls restent ceux qui sont trop vieux ou trop pauvres pour partir. Tous rêvent de retrouver ce pays d’origine qu’ils n’ont souvent jamais connu mais qui, peut-être, les reconnaîtra, et fuient cette « nation » qu’ils ont contribué à inventer mais qui semble aujourd’hui les rejeter.