Dix-huit ans
Texte : Gérard Lefort
Éditeur : Le Chateau d’Eau
Date de parution : 2005
ISBN : 2-913241-68-9
Regarder voir.
Comme un paysage de rêve.
On regarde le visage du Suédois Björn Andresen. On le voit bien, le portrait est de face. Ce visage, nous sommes invités à le reconnaître puisque avant d’être travaillé par le temps il fut, lisse et glabre, trente-quatre ans auparavant, le visage de l’adolescent Tadzio, personnage vedette de « Mort à Venise », le film déliquescent de Luchino Visconti. Mais l’on sent à les scruter que ces traits recouvrent quelque chose sur lequel on a moins prise, comme sur un objet placé trop loin pour que nos mains puissent l’atteindre, à peine l’effleurer du bout des doigts. Sans doute parce que l’opération avant-après ne marche pas et qu’on aurait beaucoup de mal à reconstituer l’acropole de la jeunesse en s’appuyant sur sa ruine pétrifiée. Sans parler de la vareuse à col marin et du chapeau Jean Bart, où sont passé les cheveux blonds, longs et bouclés, le teint de lait , le vermillon des lèvres ? Seuls les yeux font le lien, sombres hier, obscurs aujourd’hui. Tristes assurément, comme si l’homme venait de perdre l’adolescent, de mourir à lui même.
Mémoire grippée mais qui, du coup, autorise à certain travail de l’imagination sur elle-même. Ce visage est comme un paysage de rêve. Celui d’un homme qui, la nuit sur une route déserte, nous fixe, sans qu’on sache, allant à sa rencontre, s’il sera un ami ou un danger. Mais ce qu’on croit être un souvenir personnel enfoui dans les couches du sommeil est peut-être le fantôme d’un passé encore plus ancien qui nous excède. Le sépia de l’image encourage : apparition mythique, oracle ancestral, shaman éternel. Ce visage de Suède cite celui d’un de ces Indiens d ‘Amérique du Nord photographié au début du XX° siècle par Edward S. Curtis au moment où une civilisation disparaît dans toute sa splendeur, exterminée par l’homme blanc. « C’est un rêve tellement grand que je ne peux l’avoir entier », écrivait Curtis en 1900. On dirait la légende idéale de ce portrait.
Gérard Lefort in Libération du samedi 29 janvier 2005