Cyril Zannettacci, lauréat du prix Caritas: “Je me suis inspiré de Depardon à San Clemente”

Propos recueillis par Pablo Patarin
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Lauréat du prix Caritas 2022 pour son travail dans un centre d’hébergement pour sans-abri en période de Covid, Cyril Zannettacci est un photojournaliste qui tourne son regard vers la précarité croissante en France. Passé par la photographie de studio, il travaille aujourd'hui pour la presse, aussi bien sur la répression policière que la souffrance psychologique des Palestiniens en territoires occupés. Pour Polka, il revient sur son parcours et sur le reportage lui ayant valu le prix de la photographie sociale.

Petit déjeuner dans le réfectoire, Centre d'hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA), Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

D’où part cette idée de reportage au Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (CHAPSA) de Nanterre?

Cyril Zannettacci A la base, c’est une commande de “Télérama”. Laurent Abadjian, le directeur photo de l’hebdomadaire, m’a proposé de travailler sur le sujet et le manque de moyens pour l’accueil et le soin des sans-abri. C’est un lieu particulier, un lieu d’accueil pour des gens qui sont dans une grande précarité.

Connaissant ce genre d’endroits, je me suis inspiré du travail de Raymond Depardon à San Clemente, un asile psychiatrique situé sur une île de la lagune de Venise. Ma démarche était de me balader dans les parties communes et de partager l’espace avec les usagers.

On m’a dit que j’aurais carte blanche sur cinq jours, ce qui est peu . Mais pour la presse, c’est plutôt un temps long. Je suis habitué à travailler dans l’urgence, surtout pour “Libération”, avec qui je collabore depuis 2015. Cette fois, j’ai eu le temps de tourner autour du sujet. La chef de service Valérie Thomas nous a ouvert les portes, car elle avait besoin de parler de la situation compliquée du CHAPSA.

Quelle réalité avez-vous cherché à montrer? 

Ce qui m’a frappé en arrivant au CHAPSA, c’est le côté carcéral du lieu. Je pense que cela se ressent dans les photos. Ce sont des lieux “efficaces”, dans l’accueil et l’entretien. Il y avait, par exemple, du carrelage au mur, car c’est simple à nettoyer. J’ai trouvé cela très dur, car cela s’adresse à des gens à la rue qui mériteraient une autre approche, moins froide. Ce n’est pas dû à un manque d’humanité des personnels, mais à l’espace en tant que tel.

Je prends des pincettes, car malgré tout, ce lieu a le mérite d’exister, mais l’établissement souffre d’un manque de moyens évident. C’est une politique globale en France, dès qu’on touche aux personnes précaires, aux réfugiés, etc. Les gens qui travaillent sur place font beaucoup avec peu et n’ont pas assez de temps pour proposer un accompagnement de qualité. C’est un problème qu’on retrouve ailleurs, à l’hôpital par exemple.

CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

Beaucoup de vos portraits sont de dos, pour préserver l’anonymat sans doute. Cela a-t-il été compliqué de photographier les personnes sur place?

La plupart des gens étaient d’accord. Pour autant, cinq jours ne suffisent pas pour entrer réellement dans leur intimité. Je ne me sentais pas de les brusquer en l’occurrence. Quand je photographiais les usagers de manière visible, j’allais les voir, mais à plein de moments, ils venaient d’eux-mêmes. Ils me disaient: “Qu’est-ce que tu fais, t’as un appareil, tu sais que c’est interdit de faire des photos?” Et hop, on engageait la discussion. Parce qu’il y avait effectivement des affiches dans les couloirs disant qu’il était interdit de prendre des photos.

Les sans-abri passent leur temps à déambuler dans le CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

Je ne montre pas trop les visages dans ce reportage, car j’estime qu’il faut avoir l’accord de chacun. Dans un lieu comme celui-ci, les gens sont en grande souffrance et souvent abîmés psychologiquement, donc cela ne peut pas se faire en une demi-heure. J’ai voulu préserver leur anonymat.

Prendre quelqu’un de dos n’est pas une contrainte pour moi. Je raconte autre chose: plutôt que de photographier les individus, je photographie les corps dans un espace et je parle de leurs conditions de vie.

Comment le lieu fonctionne-t-il et quel a été l’impact du Covid?

Le matin, les résidents ont le droit à un petit-déjeuner, puis à des visites médicales pour ceux qui ont des soucis de santé. Beaucoup avaient besoin de soins. En temps normal, ils quittent les lieux à 11 heures et reviennent le soir. Mais quand j’y étais, les gens ne repartaient pas à la rue durant la journée. Avec le Covid, certains ont passé un ou deux mois hébergés en continu. Ils étaient environ 30 à 50 usagers sur place. Habituellement, avec l’hébergement le soir, ils peuvent être 200.

Les chambres du CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

L’impression d’abandon et de vide qui ressort de vos photos paraît presque à rebours de l’urgence décrite par les professionnels…

Le vide raconte aussi le lieu. Le CHAPSA est dépourvu d’espaces de vie, donc les gens traînent dans les couloirs, vont se réfugier dans leurs chambres… Il y a peu d’endroits où l’on est bien, où l’on veut se retrouver, hormis la salle télé.

J’ai trouvé que les usagers étaient vraiment abîmés. Une grande partie relève de la psychiatrie. Les foyers de jeunes mineurs isolés, de jeunes délinquants, les hôpitaux psychiatriques… Ce sont des lieux que je vois au travers de mes reportages depuis vingt ans que je fais ce métier.

A l’instar de vos reportages sur les mouvements sociaux pendant le premier quinquennat Macron (voir Polka#56), il y a une dimension très sociale dans votre travail. D’où cela vous vient-il? 

De mon histoire familiale, je pense. Mon grand-père, dont j’étais très proche, était journaliste au “Alger républicain”, journal pour l’indépendance et contre l’occupation française. Albert Camus en était le rédacteur en chef à l’époque, puis plus tard Henri Alleg en a pris la direction. Ils étaient considérés comme de dangereux terroristes et la publication était faite en cachette. Mon grand-père a été enfermé, torturé par les Français et placé dans un camp pendant deux ans… D’ailleurs, j’ai une photo de mon grand-père avec le Che au moment où il avait disparu en Afrique pour rencontrer les différents mouvements révolutionnaires. En plus de cette culture qu’il m’a apportée, il avait toujours une caméra Super 8 avec lui. A l’âge de 15-16 ans, j’étais assez révolté, et c’est à ce moment que j’ai commencé à faire de la photo.

Séance de coiffure improvisée entre deux sans-abri, CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

Alors que la colère dominait dans votre reportage sur les mouvements sociaux du quinquennat, c’est plutôt une forme de résignation qui ressort ici…

Résigné, le mot est même faible. Les gens se laissent complètement aller. Il faudrait pouvoir leur redonner de l’espoir. Il y a des situations que je n’ai pas photographiées car elles montraient un total abandon de soi. Un matin, une femme était nue au milieu d’un couloir vide. Je n’ai pas fait la photo. Il y a des choses que tu t’interdis.

Photographier la précarité et les mouvements sociaux au quotidien vous affecte-t-il?

Je trouve que c’est de plus en plus difficile, car on a l’impression que plus le temps avance et plus les disparités sociales s’accroissent. C’est compliqué de se confronter sans cesse à la misère et à la précarité. Cela me heurte, mais cette sensibilité nourrit mon travail.

J’ai été longtemps assistant dans la mode pour me former après un CAP. J’ai appris mon métier dans des studios, sur le tas. Mais il me manquait le fond, que j’ai trouvé dans le reportage et des sujets d’actualité ou documentaires, où j’ai pu allier des photos esthétiques et faire du sens.

CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.

Pour autant, c’est une longue route, je n’en suis qu’aux balbutiements! Je ne peux pas dire: “Ça y est, j’y suis arrivé.” Il va falloir durer et me renouveler pour cela. Il y a des automatismes dans la photographie dont j’essaye peu à peu de me départir. Cela fait cinq ou six ans que je bosse un peu pareil. Maintenant, je veux prendre des risques.

Pour un “photographe social” comme vous, que représente le prix Caritas?

Avec mon parcours, être récompensé par le prix de la photographie sociale, ça a du sens. J’en très heureux. Mais pour être honnête, je ne connaissais pas vraiment le prix avant. Quelques temps auparavant, j’avais raté le financement de la BnF, pourtant fait pour les photographes qui, comme moi, ont beaucoup usiné dans la presse, et ce malgré un beau dossier. C’est mon agence, Vu’, qui m’a poussé à postuler.

Avec la dotation, vous avez des projets?

Parmi les récompenses, il y a un livre, une monographie en l’occurrence. Elle est en cours de réalisation et devrait sortir pour octobre, avant Paris Photo. Il y aura aussi une expo à Toulouse, à la Galerie du Château d’eau, dont la scénographie sera faite par Christian Caujolle (cofondateur de l’agence VU’ et conseiller artistique de la galerie), et une autre à Paris dont le lieu n’est pas encore défini.

Après, je bosse beaucoup en presse et je m’épuise, car cela paye mal. Pour pouvoir durer, il faut un fond de roulement. Avec la dotation de 4.000 euros, qui est un surplus d’argent imprévu, j’essaye de mettre de côté pour financer des projets personnels. L’un des sujets qui me tient à cœur serait de retourner sur les traces de mon grand-père, avec comme trame la guerre d’Algérie, tout en faisant le lien entre sa génération à lui et les trentenaires d’aujourd’hui.

CHAPSA, Nanterre, 2021.
© Cyril Zannettacci / Agence VU'.
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